Analyse

Publicité : Google et Facebook tournent autour du spot

Pour la première fois, le marché français de la pub sur Internet a dépassé celui de la télévision en 2016. Un basculement qui profite très largement aux deux géants américains du Web, spécialistes des données ciblées, et bouleverse l’économie historique des médias.
par Jérôme Lefilliâtre
publié le 22 février 2017 à 19h46

Puisqu’on vous dit que tout fout le camp. Vous voulez un autre exemple ? Voyez les résultats financiers pour 2016 que viennent de publier TF1 et Publicis, deux mastodontes français des médias. Le groupe de télévision, filiale de la maison Bouygues, continue de souffrir sur son cœur de métier : la vente de publicité, qui représente trois quarts de ses 2 milliards d’euros de revenus, a encore reculé de près de 2 %.

Quant à Publicis, habitué aux taux de croissance confortables, il a bouclé l’année passée sur une toute petite progression, à périmètre constant, de 0,7 % (pour un chiffre d’affaires de 9,7 milliards d’euros). Cette mini-hausse a été gâchée par une maxi-dépréciation d’actifs de 1,4 milliard d’euros, qui a fait basculer le géant de la communication dans le rouge. Elle concerne notamment Sapient, la prétendue «pépite» numérique que Publicis a rachetée au prix fort en 2015 mais qui ne produit visiblement pas les merveilles escomptées. Dans les deux cas, l’essoufflement a ses raisons propres. TF1 paie la fragmentation des audiences télévisuelles, tandis que Publicis a perdu des contrats importants aux Etats-Unis. Mais il y a aussi une autre menace, beaucoup plus structurelle, qui bouche l’horizon : la concurrence, récente mais déjà écrasante, de Google et de Facebook dans la publicité.

Entonnoirs à pub

Publiée fin janvier par le Syndicat des régies internet (SRI), une étude fait flipper toute l'industrie des médias. Elle révèle que le marché de la publicité numérique, celle dont on est inondé dès lors qu'on allume son téléphone ou son ordinateur, a atteint 3,5 milliards d'euros en France en 2016. A ce niveau, suivant une tendance mondiale, il a pour la première fois dépassé le marché naguère hégémonique de la publicité télévisée. Autrement dit, les annonceurs dépensent désormais plus d'argent à faire leur promotion sur Internet (près de 30 % des investissements) que sur le petit écran. En soi, cette révolution dans le secteur ne poserait pas de problème si elle ne s'accompagnait pas d'un transfert de valeur au profit de Google essentiellement et, de plus en plus, de Facebook. Selon le SRI, les deux entreprises californiennes, entonnoirs à pub éprouvés, encaissent les deux tiers du marché numérique, soit environ 2,3 milliards d'euros. Dans le mobile, le segment le plus prometteur, l'emprise du duopole est encore plus marquée. Il y capte plus de 90 % des ressources… «La domination de Google et Facebook s'est renforcée l'an dernier», constate Jean-Luc Chetrit, le président de l'Udecam, le syndicat des agences telles que Publicis ou Havas.

Cette situation ne doit rien au hasard. Sur Internet, la pub se divise en deux catégories principales : les liens sponsorisés sur les moteurs de recherche (ce que l’on appelle le «search») et les bannières s’affichant sur les sites (le «display»). Or Google exerce une domination sans partage dans le search et Facebook est le leader des réseaux sociaux vers lesquels migre peu à peu le monde du display. Bardées de données personnelles affinées sur les internautes et d’algorithmes pour les analyser, les deux multinationales proposent les solutions publicitaires les plus ciblées qui soient. Elles sont aussi surpuissantes dans le mobile. Avec le système d’exploitation Android et sa batterie d’applications intégrées (Maps, YouTube, etc.), Google équipe 80 % des téléphones vendus dans le monde. Quant à Facebook, ses quatre applis (Facebook, Messenger, Whatsapp, Instagram) sont parmi les dix plus téléchargées de la planète. Pactole assuré. Il arrive aux deux larrons de le partager avec des partenaires médias lorsque ces derniers fournissent des contenus. Mais le plus souvent, ils gardent tout pour eux.

Miettes du gâteau

Il faut bien mesurer ce que cet accaparement implique. Si Google et Facebook continuent de s'arroger la quasi-totalité de l'argent dorénavant déversé sur Internet par les Coca-Cola, Renault et autres Super U plutôt qu'à la télévision, à la radio ou dans la presse, une palanquée de médias historiques vivant de la publicité (en totalité ou en partie) se retrouveront avec les miettes du gâteau qu'ils se partageaient autrefois - et de très gros soucis financiers… Les journaux, radios et sites gratuits subissent déjà cette désaffection, dont on ne voit pas pourquoi elle ne toucherait pas bientôt de plein fouet les chaînes de télé. «Nous ne pouvons plus baser notre modèle économique sur le chiffre d'affaires publicitaire numérique classique, acte, fataliste, Sophie Gourmelen, directrice générale du Parisien-Aujourd'hui en France. Nous ne baissons pas les bras, mais nous savons que nous nous battons pour pas grand-chose.» Depuis qu'il a été racheté par LVMH, le quotidien a réorienté sa stratégie sur le développement d'abonnements payants auprès de ses lecteurs. Comme s'il avait acté la disparition programmée de la vieille manne publicitaire… Il y en a qui résistent encore : mardi, un M6 triomphant, porté par d'excellentes audiences, s'enorgueillissait de revenus publicitaires en hausse de 5 % (853 millions d'euros) en 2016. Mais pour combien de temps ?

A défaut de search et de display, les éditeurs cherchent à développer de nouvelles ressources (commerce en ligne, événementiel…) ou de nouveaux formats publicitaires comme le «brand content». Dans le jargon des pubards, qui ne jurent plus que par ce concept, cette expression désigne des contenus spécifiquement conçus par les journaux, sites et télévisions pour faire de la retape pour les marques. A celles-ci, les médias vendent leur savoir-faire dans la production d’articles, d’images ou de vidéos, empiétant sur le territoire traditionnel des grandes agences de création détenues par Publicis ou Havas.

C'est dans ce but que TF1 a racheté MinuteBuzz, le spécialiste des vidéos LOL sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, «la seule façon de développer des revenus est de faire du "brand content", c'est-à-dire des contenus pour les marques. Ces contenus sont diffusés sur Facebook, font de l'audience et les marques payent pour ces audiences», a expliqué Olivier Abécassis, le directeur du numérique de TF1, lors de la présentation des résultats. Mais tous les médias ne réussiront pas à réinventer leur modèle. Au rythme où vont Google et Facebook, les morts se ramasseront bientôt à la pelle. «Nous ne contestons pas l'audience et l'efficacité de ces grandes plateformes, mais nous devons rappeler aux annonceurs qu'il ne s'agit pas de la seule voie possible», alerte Hélène Chartier, déléguée générale du SRI, qui regroupe la plupart des grosses régies publicitaires (TF1, Orange, Lagardère, Le Monde…). «Il y a d'autres leviers pour valoriser les marques. Les acteurs que nous représentons ont des atouts : des audiences larges, des contenus de qualité, des données non négligeables, des territoires d'expression différents», ajoute-t-elle dans un effort pédagogique méritant mais un peu vain.

Opération transparence

«Les annonceurs commencent à se rendre compte que faire face à un duopole dans le numérique n'est pas très sain, relève Jean-Luc Chetrit, de l'Udecam. Aux Etats-Unis, de plus en plus d'entreprises, dont Procter & Gamble [propriétaire des marques Gillette et Pampers et premier annonceur au monde, ndlr], se questionnent à ce sujet.» Après que Facebook a été flashé plusieurs fois l'an dernier en flagrant délit de surgonflage de ses audiences, les annonceurs et les syndicats tels que le SRI ou l'Udecam demandent des comptes sur les performances publicitaires réelles des deux géants. Sous la pression, ceux-ci viennent d'accepter, l'un après l'autre, que des organismes indépendants épluchent et certifient leurs chiffres, comme c'est la norme dans le monde de la pub. Avec cette opération transparence, les déshérités espèrent rééquilibrer les choses. Auprès des pouvoirs publics, ils se battent aussi pour que Google et Facebook aient les mêmes contraintes réglementaires et fiscales.

Reste à tous les David du numérique une option pour combattre ce Goliath qu'est déjà «Goobook» : s'unir. La vague actuelle de rachats et de rapprochements dans les médias et les télécoms est la conséquence directe de cette monstruosité économique. Partout dans le monde, on se regroupe pour accroître les audiences, élargir le portefeuille d'offres publicitaires et croiser les bases de données des clients, dans l'espoir de se rendre un peu plus désirables auprès des annonceurs. «Il faut que l'ensemble des éditeurs aillent au-delà de leur réticence à partager leurs informations et les mettent en commun, lance Jean-Baptiste Rouet, l'un des dirigeants de Publicis Media. Bien plus que l'inventaire [le volume d'espaces publicitaires à commercialiser, ndlr], l'enjeu se concentre sur les données.» Dès 2015, le Guardian, CNN, le Financial Times et Reuters ont formé l'alliance Pangea, un vaste programme de vente mutualisée de pub numérique. En France, les groupes Lagardère et Les Echos-Le Parisien travaillent à une structure d'ingénierie commune pour le traitement des données.

En attendant, Google et Facebook dévorent le marché et on se rassure comme on peut. Version douce, avec Hélène Chartier : «Les médias, les grandes plateformes, les annonceurs forment un écosystème dans lequel chacun a besoin des autres.» Version plus crue, avec Jean-Baptiste Rouet : «Si l'on enlève les contenus médias, Facebook n'existe plus car tout le monde se retrouve avec des photos du chien des voisins et cela n'a plus aucun intérêt.» Ouf, Google et Facebook ont encore besoin des vieux éditeurs ? Hum. Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a confirmé que le réseau social allait se lancer dans la distribution de «contenus que l'on regarde de façon épisodique chaque semaine». Ça vous rappelle quelque chose ? Normal, c'est le principe de la télévision.

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