Ados : si tu es mon ami, donne-moi ton mot de passe

Ados : si tu es mon ami, donne-moi ton mot de passe

Les plus vieux pratiquaient le « pacte de sang ». Les ados se refilent aujourd’hui les codes qui verrouillent leurs comptes Facebook ou Snapchat, en signe de confiance ultime.

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Lucas, 14 ans, a récemment donné son mot de passe Facebook à une amie de son collège, une troisième qu’il connait depuis l’année dernière. Un geste d’amitié fort, selon lui :

« Je voulais lui prouver que j’ai confiance en elle. »

L’idée a surgi dans son esprit comme une fenêtre pop-up. Confier un mot de passe à quelqu’un, c’est lui offrir l’accès à ses conversations privées avec la vulnérabilité qui l’accompagne. C’est également se risquer à voir l’autre prendre le contrôle de son compte le jour où l’amitié se termine... Ce qui renforce superbement la symbolique du geste.

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Lucas n’avait jamais fait cela pour quelqu’un d’autre auparavant. Il justifie :

« Je n’ai rien à cacher et je ne compte surtout pas me disputer avec elle. Je veux la garder toute ma vie [en amie]. »

« Il a dit qu’il serait capable de tout pour moi », rapporte celle qui a décliné le don, gênée par un cadeau aussi personnel.

« Il me l’a quand même donné sans rien que je lui demande. Je n’irai pas sur son compte. »

« Pour le meilleur et pour le pire »

Après avoir posé la question à plusieurs de ses collègues, une conseillère principale d’éducation (CPE) indique que l’échange de mots de passe entre jeunes est courant, tout comme celui des codes de téléphone portable.

Il suffit pour s’en convaincre de taper des mots-clés sur la barre de recherche du réseau à l’oiseau bleu :

Samia (un pseudo), 17 ans, en première dans un lycée parisien, a donné le mot de passe qui ouvre son compte Twitter à plusieurs personnes. Au téléphone, elle développe :

« C’est sûr que c’est une marque de confiance : je ne donnerais pas mon mot de passe à n’importe qui. C’est comme inviter un ami à la maison et lui proposer de m’attendre dans la chambre pendant que je suis sous la douche : je prends le risque de le voir fouiller mes affaires ou me les voler. »

Pacte de sang

L’échange de mot de passe ressemble à la version moderne d’un « pacte de sang ». Samia ne connaît pas l’image mais les plus vieux s’en souviennent sans doute : deux ados s’entaillent légèrement le doigt ou l’avant-bras et, peau contre peau, mélangent quelques gouttes de leur sang, scellant ainsi leur amitié à jamais... 

Pour les adolescents interrogés, offrir son mot de passe semble être une forme – relative – d’abandon de soi. Samia explique :

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« Je sais que les personnes peuvent faire quelque chose de mal avec, mais je leur fais confiance. »

Les jeunes interrogés expliquent que souvent, ils donnent d’abord leur mot de passe à un copain pour lui permettre de lire un échange privé (et de s’épargner l’envoi de multiples copies d’écran). Et puis cet ami finit par le conserver ou l’enregistrer sur son téléphone.

Le partage du secret

Samia connaît par cœur au moins dix-huit mots de passe différents. Pour ses onze comptes ou e-mails persos, un moyen mnémotechnique lui permet de se souvenir de chaque code qui les cadenasse. En plus des siens, la lycéenne a en tête trois mots de passe appartenant à sa mère et quatre à des copines. Pour l’un de ces derniers, c’est facile : son prénom en constitue la clé.

Samia se souvient qu’en primaire, deux filles utilisaient le même mot de passe sur un jeu en ligne. Une autre personne qu’elle connaît s’exprime sur Twitter depuis le compte de sa meilleure amie, dont elle connait les identifiants. 

On constate la même pratique au sein des couples (y compris chez les adultes). Le New York Times avait d’ailleurs consacré au sujet un article : « Jeunes, amoureux, ils partagent tout, y compris leurs mots de passe. »

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Image tire de la srie

Image tirée de la série « Gossip Girl », avec Blake Lively et Leighton Meester - Warner Bros. Television

Pour Florian Dauphin, maître de conférence en science de l’information et de la communication à l’université de Picardie Jules Verne, 

« Le fait que des jeunes s’échangent leurs mots de passe correspond à un besoin d’être aimé d’une façon fusionnelle. La confiance et la transparence deviennent alors totales. »

Le don d’identifiants peut aussi créer des embrouilles, reconnaît Laurie, 16 ans, en seconde générale dans une ville bretonne.

« C’est pour ça que moi, je préfère le donner à personne. Je n’ai pas l’impression que c’est une preuve d’amitié, c’est plutôt malsain. »

« J’ai lu quelques discussions... »

La lycéenne raconte comment elle a découvert dans la messagerie d’une amie une conversation qui lui a déplu et qui a déclenché une dispute quand son amie l’a su. « Mais c’est mon intimité ! » a protesté cette dernière, qui n’a pas, pour autant, changé son mot de passe.

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De nouvelles fréquentations et un déménagement plus tard, Laurie s’est disputée encore avec cette amie d’enfance. Pendant six ou sept mois, elles ne se sont pas adressé la parole.

L’orage dans leur amitié s’est traduit par une rupture numérique : les deux « se sont bloquées de partout ». Sur Instagram, Snapchat, Facebook, Twitter et aussi via leur numéro respectif. Si bien que pour se réconcilier, une amie commune a dû faire l’intermédiaire pour demander à l’une de débloquer l’autre. Elles se parlent de nouveau depuis le début du mois de mai.

« Pendant la dispute, je me suis connectée trois ou quatre fois sur son compte Facebook, pour avoir des nouvelles », livre Laurie qui connaît le mot de passe de cette amie, inchangé depuis la classe de sixième.

« Je suis allée voir ses photos, qui étaient ses nouveaux amis et j’avoue que j’ai lu quelques discussions, pour savoir si elle parlait toujours aux mêmes personnes. »

« C’est mon intimité »

Récemment, une amie qui a confié à Laurie son mot de passe s’est vexée quand elle a refusé de lui donner le sien en retour.

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« Je lui ai dit que je n’avais rien à cacher mais que c’est mon intimité. »

Si Laurie ne donne pas son mot de passe, le code à quatre chiffres qui déverrouille son portable est connu de plusieurs amis. Et inversement : la lycéenne a en tête celui de six ou sept personnes.

Quand ils sont en petit groupe, au lycée, elle laisse pianoter ses copains sur son téléphone. « Donner son portable c’est moins intime », explique-t-elle.

« Si je comprends qu’ils regardent un truc que je ne veux pas, je le reprends. »

Le besoin d’être aimé

Les propos de Laurie témoignent d’une perception de l’intimité et du privé plus complexe qu’elle n’y paraît.

« De toute façon, je n’ai rien à cacher. » La phrase revient dans les explications de tous les adolescents interrogés. « Les jeunes générations sont nées dans l’idéologie de la communication et de son corollaire : l’idéologie de la transparence », analyse Florian Dauphin.

« Les notions d’intimité et de vie privée ne semblent plus avoir la même importance que pour les générations antérieures. Par ailleurs, le besoin d’être aimé semble prendre le pas sur ce que Georg Simmel appelait la “propriété privée du domaine de l’esprit”. »

 

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