Google finance la culture. C’est bien ? Oui, mais
Je m’abonne pour 1€/semaineGoogle finance des projets culturels, artistiques et associatifs qui ne verraient pas le jour sans lui. Faut-il vraiment s’en inquiéter ?
En octobre dernier, la Cinémathèque de Paris a inauguré sa dernière exposition : « De Méliès à la 3D, la machine cinéma ». C’est une histoire des machines à faire des films : des premières caméras de Méliès à la mythique caméra Technicolor pour arriver en fin de parcours aux caméras 3D... et au carboard de Google.
Le cardboard, c’est ce petit « casque » de réalité virtuelle coûtant moins de dix euros, en carton, qui permet de regarder des productions en réalité virtuelle sur son téléphone. Une belle avancée, c’est certain, à l’heure où les casques de réalité virtuelle coûtent des centaines d’euros.
Mais le cardboard mérite-t-il pour autant de figurer dans l’expo, comme s’il était une étape majeure de l’histoire du cinéma ? Si telle n’est pas l’intention des commissaires, c’est tout de même ce qu’implique le parcours...
Technologie Street View
Tout s’explique à la conférence de presse. Aux côtés des directeurs de la Cinémathèque et du commissaire de l’exposition siège Laurent Gaveau, directeur de l’Institut culturel de Google.
La firme est « partenaire technologique et digital » de l’exposition : Google a produit le film en réalité virtuelle qui accompagne l’expo et a aussi numérisé les réserves de la Cinémathèque avec sa technologie Street View.
Elles sont maintenant visibles en Street View sur le site de Google, le Google Arts and Culture.
L’exposition de la Cinémathèque est passionnante. Elle est aussi un nouveau signe de l’extension du « soft power » de Google, qui devient chaque année un acteur plus incontournable du monde culturel français.
La Cinémathèque ravie
Le directeur de la Cinémathèque, Frédéric Bonnaud, n’y voit pas de problème, au contraire. Il souligne que Google n’offre qu’un « parrainage », et que le financement de l’exposition était bouclé bien avant leur arrivée.
La firme, qui avait déjà collaboré avec la Cinémathèque en 2014 pour numériser les photos de Jean Epstein, a juste proposé ses services technologiques. Et permis au grand public de visiter virtuellement des réserves qui sont une caverne d’Ali Baba pour cinéphiles.
Cette ouverture (virtuelle) est symbolique pour un directeur qui déclarait à son entrée à la Cinémathèque vouloir être « élitaire pour tous » et attirer autant les cinéphiles que les non-spécialistes dans une cinémathèque débarrassée de son image élitiste et intimidante.
« Nous sommes une association, pas un Etat. Nous, notre but est de faire connaître les œuvres et nos collections. Si quelqu’un comme Google, qui a une surface mondiale, s’intéresse à la Cinémathèque, je me précipite. »
L’Institut culturel de Google
La position de Frédéric Bonnaud est emblématique de nombreuses institutions culturelles. En 2011, année de lancement du site Google Art Project (renommé depuis Google Arts and Culture), dix-sept institutions étaient associées au projet, dont le MoMA, la Tate Britain et en France le château de Versailles. Cinq ans plus tard, Google a dépassé le millier de partenaires.
Le site fait tourner la tête. On y trouve des centaines de « collections », regroupements thématiques, par artistes, musées ou encore thème ou couleur, de numérisations en très haute définition d’œuvres d’art du monde entier. Mais aussi des visites virtuelles de lieux iconiques ou inaccessibles au public, comme les loges du mythique Bolchoi russe ou le plafond Chagall de l’Opéra de Paris – visible comme jamais puisqu’on peut zoomer jusqu’à une très grande précision.
Surtout, Google a ouvert en 2013, à Paris, un espace physique consacré à « la culture numérique » : le Lab de l’Institut culturel.
Le Lab accueille des ingénieurs qui travaillent à des projets culturels, des artistes en résidence, des studios pour youtubeurs et un grand écran numérique de plusieurs mètres de haut et de long, sur lequel on peut voir les numérisations en très haute qualité d’œuvres mythiques.
« C’est purement désintéressé »
Pourquoi Google fait-il tout ça ? C’est la question que tout le monde avait en tête lors de l’inauguration du Google Lab en 2013.
La ministre de la Culture alors en exercice, Aurélie Filippetti, avait annulé à la dernière minute sa venue à l’inauguration, refusant explicitement de « servir de caution » à un projet n’abordant pas « l’équité fiscale », la protection des données personnelles, « la protection de la diversité culturelle » et les droits d’auteurs. Fleur Pellerin, ministre chargée du Numérique, l’avait remplacée au pied levé.
Par ailleurs, Google a beaucoup insisté pour dire que les reproductions des œuvres ne lui appartenaient pas, qu’elles restaient aux musées.
La presse s’était largement interrogée sur le but réel de l’Institut. Que cherchait Google ? Vint Cerf, un des pères d’Internet devenu depuis « chef évangéliste » à Google, avait déclaré au Monde :
« L’idée, c’est d’utiliser la technologie pour rendre la culture accessible au monde entier. [...] C’est purement désintéressé. Nous ne possédons pas les œuvres numérisées : elles sont hébergées sur les sites de nos partenaires. Comme pour la numérisation des livres ou Street View (cartographie en trois dimensions des rues), notre but est d’indexer l’information du monde entier. »
Dans cet entretien, il reconnaissait aussi que l’Institut représentait un important changement de stratégie pour Google, dont la ligne de conduite avait jusqu’alors consisté à passer en force.
Soft power
En termes diplomatiques, cette stratégie correspond à ce qu’on appelle le « soft power ». Inventé par le politologue Joseph Nye, le concept désigne l’influence d’un pays, qui passe par d’autres moyens que les attributs traditionnels de la puissance : la diplomatie culturelle, les enjeux de rayonnement international, l’image.
Dans un monde de multinationales munies de fondations philanthropiques et d’arrangements fiscaux, le soft power n’est plus réservé aux Etats. Et celui de Google en est un éclatant exemple, car la culture n’en est qu’une partie.
Comme l’avait raconté l’Obs, le soft power de Google s’exerce tous azimuts : des petits entrepreneurs (qu’elle inscrit gratuitement sur « Google My Business » pour leur faire faire « leurs premiers pas dans le numérique ») aux artistes, des étudiants à l’économie sociale et solidaire, des youtubeurs aux associations.
Sans compter les événements plus discrets, comme les événements Zeitgeist, racontés par l’Obs : des rassemblements de personnes influentes où l’on peut croiser autant l’ex-patronne des services de renseignement britannique que les directeurs du Projet X de Google, l’architecte Rem Koolhaas ou l’ancien président de la Commission européenne José Barroso.
Au total, écrivait l’Obs, une stratégie triple :
« Soigner l’image, faire taire la contestation, et conforter sa mainmise sur nos données. »
Google visé par plusieurs enquêtes
Yann Bonnet, secrétaire général du Conseil national du Numérique, souligne :
« Nous sommes entrés dans une économie de réputation. Ce que les géants du Net craignent le plus aujourd’hui, c’est bien qu’on attente à leur réputation. »
En 2005, les mauvaises langues avaient noté que le lancement de la fondation de Google.org (à laquelle l’entreprise reverse 1 % de ses bénéfices), coïncidait avec le moment où l’image de l’entreprise commençait à s’éroder.
Dix ans plus tard, plus personne ne croit à la devise de la firme « Don’t Be Evil ». Les révélations de Snowden ont exposé ses collaborations avec la NSA, et ses pratiques de concurrence agressive et d’« optimisation fiscale » sont ouvertement dénoncées.
Rappelons qu’en Europe, Google est visé par plusieurs enquêtes. En 2010, puis 2016, la Commission européenne a ouvert trois enquêtes (les deux premières en 2010, la dernière en 2016) contre Google pour abus de position dominante, suite à des plaintes lancées par des services concurrents. En France, Bercy réclame à la firme 1,6 milliards d’euros et n’a pas hésité à faire une perquisition au siège au printemps dernier.
Selon un avocat bruxellois représentant l’un des plaignants dans l’enquête visant Google pour abus de position dominante, et cité par le Guardian :
« Avant Google, c’était Goldman Sachs qui faisait le lobbying le plus sophistiqué. Mais aujourd’hui, Google les bat haut la main, car contrairement à eux, Google ne se concentre pas seulement sur le haut du panier. Ils exercent leur influence absolument partout. »
« La solution de facilité »
Mais, si Google finance des projets culturels, artistiques et associatifs qui ne verraient pas le jour sans lui, faut-il vraiment s’en inquiéter ? Google ne demande pas de contrepartie aux institutions culturelles, par exemple, qui n’ont qu’à se féliciter de leur collaboration avec la firme.
Avant d’être à la Quadrature du Net, Adrienne Charmet était présidente de l’association Wikimédia France, qui œuvre au « libre partage de la connaissance. » Elle se souvient d’un épisode parlant.
Wikimédia était en discussion avec le château de Versailles pour que les « wikimédiens », membre de la communauté Wikimédia, puisse venir prendre des photos du château et des œuvres, et les mettre en ligne sous Creative Commons (une licence permettant de réutiliser librement les œuvres). Google proposait lui aussi ses services de numérisation des intérieurs du château et du jardin.
Mais, explique Adrienne Charmet, les deux propositions étaient de nature bien différente :
« Nos conditions, à Wikimedia, étaient exigeantes. Nous voulions que les photos des œuvres entrent dans le domaine public, que les conservateurs s’impliquent... A l’inverse, Google n’exigeait rien. Ils proposaient aux institutions une solution de facilité : ils étaient plus puissants, plus généreux et moins casse-pieds que nous. Mais cela s’accompagnait d’une régression dans les droits des utilisateurs. »
Moins de domaine public ?
Dans un billet de blog, à l’époque, elle explique notamment que le site Google rajoute « une jolie couche de droits » sur les œuvres.
Une partie de ces œuvres sont dans le domaine public. Mais si les droits de reproduction appartiennent aux musées, la technologie Street View appartient, elle, à Google.
« Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que la notion de domaine public recule. »
Finalement, Versailles a signé avec Google et Wikimédia, deux visions bien différentes de l’accès à la culture.
« Ils ne voyaient pas le problème. Beaucoup d’institutions refusent de se poser la question du modèle qu’il y a derrière. »
Laurent Gaveau, actuel directeur de l’Institut culturel de Google, est d’ailleurs l’ancien directeur de la communication du château de Versailles.
Les dangers de la plateforme totale
Pour Laure de la Raudière, députée UMP qui suit de près à l’Assemblée plusieurs questions liées au numérique, la place de Google dans l’accès aux œuvres est un exemple de « plateformisation » :
« Google agit une fois de plus comme plateforme, en s’interposant entre l’usager et le service, le public et l’œuvre. »
L’entreprise dit qu’elle n’est qu’un moyen, qu’elle n’offre qu’une solution technique et ne touche pas aux contenus. Mais Google n’est pas une entreprise comme les autres : son business, c’est la collecte de l’information (sur le monde et sur nous), de son référencement, de son exploitation et de sa présentation.
En se plaçant comme partenaire privilégié et intermédiaire « naturel » (parce que ne demandant pas grand-chose en échange, parce que bénéficiant de ressources et de techniques bien plus puissantes que leurs concurrents), Google renforce sa position de plateforme incontournable.
Le risque est de remplacer les acteurs publics, qui n’ont parfois pas les mêmes ressources financières et technologiques. Yann Bonnet donne ainsi l’exemple de WeTechCare :
« C’est très bien que WeTechCare soit financé par Google, mais cela ne doit pas conduire au désengagement de l’Etat. Pour WeTechCare, Google a versé 1 million d’euros. Le budget de l’Agence du Numérique sur l’inclusion numérique est de quelques centaines de milliers d’euros. »
United States of Google
Laure de la Raudière dénonce :
« Une volonté hégémonique, un genre de colonisation, de la part d’une entreprise avec un chiffre d’affaire semblable à un PIB. »
Deux auteurs allemands ont décrit cette idéologie dans un petit essai, « The United States of Google » (éd. Premier Parallèle). Google, écrivent-ils, n’est plus qu’une simple entreprise.
Elle ne vise pas seulement le profit : elle est porteuse d’une réelle idéologie. Ainsi, dans le livre manifeste d’Eric Schmidt, ex-PDG de Google (aujourd’hui de sa filiale Alphabet) et Jared Cohen « The New Digital Age », expose une vision du monde où les Etats deviendront obsolètes : des solutions techniques remplaceront les programmes sociaux d’antan. C’est des entreprises comme Google que viendra le progrès et l’avenir radieux du monde.
Cette idéologie n’est pas un doux rêve. La firme, expliquent les auteurs, s’active à construire sa propre infrastructure, pour s’émanciper du réseau d’Internet. Elle construit toujours plus de datacenters et achète ses propres câbles sous-marins pour les relier. Elle organise aussi, ajoutent-ils, son propre approvisionnement énergétique, en investissant partout dans le solaire, les parcs éoliens et la géothermie.
Désengagement des Etats
Les Etats sont également responsables de cet état de fait, eux qui délèguent des pans entiers de leurs missions régaliennes. Laure de la Raudière, qui a été co-rapporteuse de plusieurs commissions parlementaires relatives à des questions numériques, déplore pour sa part « une naïveté considérable » des politiques.
Yann Bonnet, avec le CNUM, s’inquiète également des potentiels abus de positions dominantes des plateformes comme Google – Facebook, Apple... – dans certains secteurs :
« Si on laisse les géants numériques en position dominante, cela peut finir par poser des problèmes de souveraineté. »
Mais, pour l’instant, les alternatives sont faibles. Dans le secteur culturel, depuis quelques années, les polémiques qui avaient entouré l’annonce de la numérisation par Google des collections de la bibliothèque de Lyon, par exemple, ou les grandes opérations de numérisation, sont inexistantes. Dans le secteur culturel, Adrienne Charmet remarque :
« Il y a, à la fois, un discours public très anti-Gafa, anti-américain, et une totale absence de réflexion stratégique sur ce qui se joue. Car résister pour résister n’a pas de sens : on ne peut s’y opposer efficacement que si on a une alternative plus pérenne et plus autonomisante. »
Laquelle, hormis le petit domaine des défenseurs du domaine public, reste pour l’instant à créer.