Musées : pourquoi la France ne conserve plus ses conservateurs

Le MoMA plutôt que Beaubourg, la Fondation Barnes après Orsay… Ils sont de plus en plus nombreux à travailler dans de prestigieux musées à l’étranger, aux Etats-Unis notamment. Que cache cette fuite des cerveaux ?

Par Sophie Cachon

Publié le 14 septembre 2016 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h00

La ruée vers l’Ouest ? En juin dernier, on apprenait la nomination du Français Clément Chéroux, conservateur en chef du cabinet de la photographie du Centre Pompidou, à la tête du département Photographie du musée d’Art moderne de San Francisco, le SFMoMA, l’un des plus grands des Etats-Unis. Trois ans auparavant, son prédécesseur à Beaubourg, Quentin Bajac, quittait lui aussi l’institution parisienne pour diriger le département photo du prestigieux MoMA à New York. A l’époque, l’annonce avait fait sensation dans le milieu. Un Frenchie à Manhattan ! Et maintenant un autre à San Francisco ! Le Centre Pompidou serait-il frappé par une fuite des cerveaux ?

Cela fait sourire l’intéressé. « Ce sont des mouvements courants aujourd’hui, liés à un phénomène d’internationalisation de notre métier de conser­vateur », explique-t-il. A San Francisco, le SFMoMA vient de s’agrandir et le département Photo dispose d’un étage ­entier et d’un budget important. Ce qui n’est pas le cas au Centre Pompidou, cette collection — l’une des plus importantes au monde — souffrant d’un manque chronique de place et de moyens. « Je ne pars pas par déception, je me suis toujours senti bien au Centre Pompidou, affirme Chéroux. Mais après dix ans dans le même lieu, j’avais envie d’une expérience nouvelle, dans un autre pays et une autre langue. »

Le rêve américain des Français

Sylvie Patry, elle aussi, a sauté le pas. Depuis un an, cette spécialiste des impressionnistes, conservatrice en chef au musée d’Orsay de 2005 à 2015, vit à Philadelphie où elle est directrice adjointe de la Fondation Barnes, la fameuse collection aux plus de cent Renoir, dizaines de Monet et consorts, que le Dr Barnes avait interdits de sortie par testament.

D’autres encore ont fait le pari du rêve américain, et le phénomène, déjà amorcé, risque de s’intensifier. Rien qu’à Los Angeles, on recense trois compatriotes, Jean-Patrice Marandel, débarqué à New York en 1968, en poste aujourd’hui au LACMA, Anne-Lise Desmas au Getty Museum et Florence Derieux à la Fondation Centre Pompidou, association américaine ayant pour vocation de doter l’institution parisienne en œuvres d’art. A New York, on a également repéré Yaëlle Biro, désormais jeune conservatrice du département Arts premiers du Metropo­litan Museum ; et, dans le Kentucky, Ghislain d’Humières, ­patron du Speed Art Museum de Louisville.

“Outre-Atlantique, on vise avant tout les meilleurs spécialistes.” Olivier Meslay, Clark Art Institute

Peut-on s’enorgueillir de cette représentation de l’excellence française au Nouveau Monde ? Est-ce la preuve que notre fameuse exception culturelle rayonne partout sur la planète ? Les Français ne sont pas les seuls à traverser ­l’Atlantique. « La nationalité compte de moins en moins dans les musées américains », souligne Olivier Meslay. Ancien du Louvre, concepteur du Louvre-Lens, il vient de quitter le musée de Dallas, où il était conservateur en chef depuis sept ans, pour prendre les rênes du Clark Art Institute, à Williamstown dans le Massachusetts, un établissement de pointe, regroupant un musée et un centre d’études, qui l’avait accueilli au début de sa carrière dans le cadre d’une bourse de recherche. « Outre-Atlantique, on vise avant tout les meilleurs spécialistes dans chaque domaine », poursuit-il.

Des profils recherchés dans le monde entier

Ainsi, depuis longtemps, les petits génies de l’informatique de la Silicon Valley sont recrutés aux quatre coins du monde. Dans les universités, la matière grise n’a pas non plus de frontières. Pragmatiques, les musées constituent aussi leur casting idéal à l’international et démarchent les candidats potentiels. Vu le nombre d’établissements et fondations aux Etats-Unis, l’offre est considérable : de vingt à trente places de directeur à pourvoir par an, dont dix dans les grandes institutions.

Nos Français ont donc été recrutés suivant le même processus que l’Allemand Max Hollein (musée des Beaux-Arts de San Francisco), l’Espagnol Salvador Salort-Pons (Detroit Institute of Arts) et les nombreux ressortissants anglais, australiens, mexicains, polonais repérés par des cabinets spécialisés dans le domaine du non-profit, la sphère culturelle des musées, orchestres ou bibliothèques.

La Française Nathalie Bondil dirige le musée des Beaux-Arts de Montréal depuis 2007. 

La Française Nathalie Bondil dirige le musée des Beaux-Arts de Montréal depuis 2007.  Graham Hughes/The Canadian Press

“En France, on travaille dans le service public, en Amérique, on travaille pour le public.” Nathalie Bondil, musée des Beaux-Arts de Montréal

L’aventure américaine se passe évidemment en VO, la langue anglaise étant parfaitement maîtrisée par la nouvelle génération, ce qui n’était pas toujours le cas des précédentes. Autres différences ? Absolument tout. « On travaille avec une liberté indéniable, souligne Olivier Meslay, basée sur un contrat de confiance extraordinaire. » Les musées américains, la plupart privés, sont financés par le mécénat et gérés par des conseils d’administration bénévoles. Ceux-ci désignent un directeur qui a les coudées franches.

Gouvernance souple, hiérarchie transversale, budgets importants, les étrangers ne cessent de souligner les conditions de travail extrêmement favorables, les salaires confortables, jusqu’à dix fois supérieurs, et une très grande liberté d’entreprendre. « En France, on travaille dans le service public, en Amérique, on travaille pour le public », assène avec punch Nathalie Bondil. Embauchée comme bras droit de Guy Cogeval, alors patron du musée des Beaux-Arts de Montréal, la Française, aujourd’hui franco-canadienne, lui a succédé quand il est revenu à Paris prendre les rênes du musée d’Orsay.

Les Français ne sont pas les seuls à traverser l’Atlantique. L’Allemand Max Hollein est depuis le 1er juin à la tête du musée des Beaux-Arts de San Francisco. 

Les Français ne sont pas les seuls à traverser l’Atlantique. L’Allemand Max Hollein est depuis le 1er juin à la tête du musée des Beaux-Arts de San Francisco.  Tim WEGNER/LAIF-REA

Savoir jongler entre finance et politique

L’Italie a mis en place en 2015, et réitéré au printemps dernier, une réforme culturelle radicale, ouvrant la direction de ses plus grands musées et sites historiques aux étrangers. Résultat : trois Allemands, deux ­Britanniques, deux Autrichiens et un Français engagés. « Cela ne remet pas en cause la qualité des conservateurs italiens, explique Sylvain Bellenger, directeur du musée Capodimonte, à Naples. Ce sont les meilleurs historiens de l’art qu’on puisse imaginer, mais ils n’ont pas été formés aux ­techniques de management. » Lui a passé deux décennies aux Etats-Unis, entre Cleveland et Chicago. Transformer le palais assoupi de Capodimonte et ses collections faramineuses en un musée dynamique où le public a envie d’aller est dans ses cordes. Jongler entre financements, lenteurs administratives et sacs de nœuds politiciens aussi.

En France, l’administration…

La France possède un système atypique pour l’accès au statut de conservateur du patrimoine, un concours ardu permettant d’intégrer l’Institut national du patrimoine (INP), une sorte d’ENA de la culture. Après des études poussées en histoire de l’art à l’université ou à l’Ecole du Louvre (auxquelles s’ajoutent parfois Sciences-Po ou l’ENS), trente à quarante candidats par an, sur six cents postulants, intègrent ce cursus de dix-huit mois. Outre une formation scientifique de haut niveau, ils seront formés au management, à la gestion administrative, la maîtrise des montages financiers et la recherche de capitaux. Le diplôme leur donne un grade de haut fonctionnaire et un poste à la clé. On compte environ huit cents conservateurs en France.

“Quand on rentre, on ressent un manque de reconnaissance et de valorisation de sa carrière.” Laurence Madeline, ex-conservatrice en chef du pôle beaux-arts du MAH de Genève

 

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