Veni Vidi Trolli : en défense du trolling

Veni Vidi Trolli : en défense du trolling

Bien sûr, il y a les trolls qui inondent de commentaires foutraques. Mais aussi des snipers des réseaux, qui jouent un peu le rôle du gueuloir de Flaubert.

Par Olivier Ertzscheid
· Publié le · Mis à jour le
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Avant la rentrée, laissez-moi vous conter trois lectures qui sont entrées en résonance les unes avec les autres.

La première est un article qui a beaucoup tourné sur mes internets personnels. Il est intitulé « Pourquoi je quitte Twitter ». Et son auteur y explique (en gros) qu’il en a marre des haters et autres trolls qui lui semblent être devenus la quintescence de ce réseau jadis si prometteur.

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Le second c’est « Comment Internet a facilité l’organisation des révolutions sociales mais en a compromis la victoire », le titre d’une intervention de Zeynep Tufekci lors des conférences TED en 2014. Brillante.

Et le troisième c’est un article dans lequel un universitaire évoque la question d’une « algocratie » pour décrire le pouvoir qu’ont pris actuellement les algorithmes, notamment dans le rapport au travail (Digital Labor).

Trollarchie, algocratie et de l’un à l’autre, un réseau qui facilite l’organisation des révolutions sociales mais en compromet la victoire.

Contaminer Internet de l’intérieur

Making of
Ce billet a d'abord été publié sur l'excellent blog Affordance.info, tenu par le maître de conférences en sciences de l'information et de la communication Olivier Ertzscheid. Il nous a aimablement autorisé à le reproduire sur Rue89 (les intertitres sont de la rédaction). Mathieu Deslandes

Dans un très vieux texte (2011), contribution aux « cahiers de la librairie française », le camarade François Bon livrait ce qui me semblait à l’époque, et toujours aujourd’hui, être l’une des plus belles définitions de l’Internet  :

« Mais repensez à [...] cet écrivain assassiné en 1942 dans la furie staliniste, un ami sauve une valise de manuscrits. Il ne sera réédité que dans les années 70, en anglais, puis en allemand. Il n’aura jamais cessé pourtant d’être un des écrivains les plus importants de la littérature russe contemporaine, et sans livre. Internet, pour moi, c’est cette valise. La possibilité que la littérature puisse mordre, parce que le monde qu’on nous fait ne nous convient pas, et quand bien même on serait privé de tout le reste. [...] Restons dans l’imprédictible, accrochons-nous à tout ce qu’on peut sauver tout comme on défend un éditeur, une librairie. A nous de contaminer Internet de l’intérieur, ne pas le laisser aux démolisseurs du monde. »

Les « full-time » trolls et les autres

Tout est là. « L’imprédictible » d’abord comme lutte aussi belle qu’inessentielle contre les différents régimes algocratiques. Et puis cette « contamination de l’intérieur » qui nous incombe à chacun. Qui est d’abord notre responsabilité.

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Restent les trolls. Dont il faut à mon avis distinguer deux catégories distinctes.

Les « vrais » trolls d’une part, ceux qui inondent les zones de commentaires de Facebook, du compte Instagram ou Twitter de telle ou telle personnalité artistique ou politique, qui déversent aussi leur fatrasie foutraque en commentaire des articles de la plupart de sites de presse. Voilà pour les « full-time trolls ».

Snipers des réseaux

Et puis il y a les trolls alternatifs. Pour tous ceux d’entre nous qui fréquentent les réseaux assidûment, reconnaissons que nous avons tous déjà trollé.

Nous avons répondu par la vindicte à des discours pourtant modérés, nous avons appelé à l’insurrection sur des sujets nécessitant surtout de la mesure et de la diplomatie, nous avons usé de mauvaise foi manifeste, nous avons exprimé des opinions partisanes dans des espaces où nous savions qu’elles ne seraient pas les bienvenues, qu’elles provoqueraient gêne ou embarras, nous avons moqué, raillé.

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Et nous y avons pris du plaisir. Celui d’un soulagement parfaitement inessentiel mais libérateur et le plus souvent jubilatoire.

Certains d’entre nous en sont même devenus des sortes d’esthètes, des artistes, des snipers des réseaux, repérant les déclarations les plus incongrues, les profils les plus improbables et n’hésitant pas à tirer sur eux comme sur autant d’innombrables ambulances.

Pour autant, ce trolling est davantage assimilable à une forme de rhétorique qu’entretient la contrainte courte des espaces discursifs offerts, il s’inscrit dans une course à l’attention qui va par la traque du bon mot, il est l’une des innombrables et complexes formes de présence au réseau, une inscription qui ne dit rien d’autre que notre présence. Veni Vidi Trolli. Je suis venu, j’ai vu / lu, j’ai trollé. Et l’on passe à autre chose.

Un gueuloir en miroir (poke Flaubert)

C’est l’insistance seule, le systématisme pathologique qui fait basculer du côté obscur du trolling. Le reste n’est que respiration. Saccadée, ronflante, parfois gênante pour l’autre mais essentielle pour soi.

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Le trolling est aussi une forme de détournement salvateur, à l’image du lointain Google Bombing permettant de tourner en dérision les règles d’autorité fondant l’algorithme de Google : il est des trolls qui sont les aiguillons nécessaires d’une démocratie d’opinion car ils permettent, aussi, parfois, de remettre à sa place une notoriété qui se voudrait autorité.

Flaubert allait en son gueuloir éprouver la résistance de ses phrases  : 

« Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve  ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. »
 Statue de Flaubert par Lopold Bernstamm (copie),  Rouen
Statue de Flaubert par Léopold Bernstamm (copie), à Rouen - Frédéric Bisson/Flickr/CC

Le troll défouloir est un gueuloir en miroir. Les phrases que nous trollons sont celles que nous déposons précisément parce qu’elles nous oppressent, précisément parce qu’il nous faut nous en débarrasser.

Justin Timberlake et Marine Le Pen

Elles sont en dedans des conditions de la vie. Elles nous permettent de passer à autre chose. Une catharsis à ma mesure : anodine, souvent insignifiante.

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De Twitter, réseau peuplé d’early adopters, à Twitter, réseau peuplé d’attracteurs étranges qui ont pour nom Justin Timberlake, Marine Le Pen ou bien encore le pape, plus grand chose de commun en effet.

Si ce n’est la possibilité toujours offerte de bloquer les « haters » et autres full-time trolls, de disposer ainsi d’espaces discursif parfaitement configurables, si ce n’est la possibilité « d’en contaminer l’intérieur », de « ne pas le laisser aux démolisseurs du monde ».

Voilà pourquoi je ne quitte pas Twitter. Voilà pourquoi je reste. Sur Twitter et ailleurs.

Olivier Ertzscheid
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