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Comment devient-on un chef d’entreprise libérateur ? Entretien avec Christophe Baillon, PDG de Sogilis

Sogilis est une entreprise grenobloise emblématique qui construit des applications et des logiciels pour l’aéronautique. Nous avons rencontré son PDG, Christophe Baillon. Troisième volet de notre voyage au coeur de l’entreprise libérée.

Christophe Baillon PDG de Sogilis

Christophe Baillon ne s’exprime pas volontiers sur lui-même. Ce n’est pas qu’il manie malaisément la parole. Bien au contraire, il la porte haut et clair. C’est qu’il la réserve bien davantage à son entreprise qu’à sa propre personne. Elle est son sujet de prédilection, sa passion et sa conviction.

C’est une société de personnes. Je veux dire par là que ses employés sont des experts, dont le temps est mis à la disposition de clients. C’est ce qu’est, une Société de Services et d’Ingénierie Informatique (SSII). Ensuite la diversité des modalités contractuelles, de typologie de la clientèle et des domaines d’activité les différencient entre elles. Ainsi, Sogilis a assis sa notoriété sur les logiciels embarqués dans les avions, domaine dans lequel le plus haut degré de confidentialité est généralement requis.

Diriger une SSII, c’est aussi la gérer. Cela suppose d’arbitrer en permanence entre les différentes composantes de la rentabilité : le salaire des experts, le temps facturé, le taux de facturation, les frais de structure. Dans ma jeunesse, il était fréquent que la priorité fût donnée aux frais de structure. Je décode : les commerciaux faisaient la loi dans l’entreprise. A eux les paies confortables et les juteuses commissions. Leur travail, c’était de signer à tour de bras des contrats, n’importe quel contrat. Les autres n’avaient qu’à suivre.

Ce sont ces autres qui commandent le respect et l’admiration de Christophe Baillon : les experts. A ses yeux, ce sont eux, les principaux représentants de l’entreprise. Ils ont trois objectifs : enthousiasmer le client, être rentables et « s’éclater dans le travail ». A partir de là, ils gèrent leur quotidien en toute indépendance et du mieux qu’ils le peuvent. Si une mission ne présente pas à leurs yeux le moindre intérêt, ils peuvent la refuser. Après avoir jeté un coup d’œil sur le tableau de bord, ils peuvent se raviser : à eux de trouver les bons compromis entre les objectifs, si quelque circonstance les fait entrer en contradiction. Je voudrais souligner que si enthousiasmer le client est un objectif, on peut en conclure que de seulement le satisfaire, c’est un échec.

Une entreprise libérée, un chef d’entreprise libérateur

Je lui fais part de ma curiosité : « Comment devient-on un chef d’entreprise libérateur ? ». Par petites touches, il me livre certains éléments de son histoire. De son enfance, il ne me dit : « Je fais de l’informatique depuis l’âge de cinq ans ».

Ensuite, il me parle de son exclusion du lycée en classe de seconde pour piratage informatique. Cette exclusion ne le chagrine pas en elle-même. Il se dit : «Peu importent les cours, je veux faire de l’informatique ».

Il se passe cependant, au moment de cette exclusion, quelque chose de grave. Son proviseur lui dit : « Vous n’avez pas du tout les capacités pour faire de l’informatique. Il faut faire autre chose. Il faut vous réorienter ». Un peu comme si cet homme ne pouvait supporter l’idée que l’on puisse réussir sans « traverser dans les clous ». Christophe Baillon poursuit : « C’était limite déprimant. Mes parents étaient paniqués. Quand on est jeune et qu’on vous dit cela, c’est … oui, c’est décourageant ».

Il ne se laisse pourtant pas abattre. N’ayant jamais perdu confiance en son niveau en informatique, il trouve du travail immédiatement, dans la grande panique du « bug de l’an 2000 », car pour préparer l’événement, tous les informaticiens du pays avaient été mobilisés. « Ce n’était pas très compliqué ce qu’il y avait à faire ». A la faveur de ce travail, il trouve un mentor, un homme qui lui fait confiance en dépit de son absence de diplômes. Cet homme lui apprend son métier.

A cette première révolte contre le lycée, en succède une autre. Sidéré, j’écoute Christophe Baillon me parler de certaines SSII qu’il a connues directement ou au sujet desquelles il a recueilli des témoignages de collègues. Deux raisons à ma sidération : ce que j’entends et le fait que cela me transporte quarante ans en arrière, lorsque je faisais moi-même mes débuts dans une SSII parisienne : rien n’avait changé !

J’entends les mêmes histoires que celles que je vivais à l’époque. Les commerciaux qui prennent des engagements irréalistes auprès du client car il faut signer coûte que coûte ; les contrats déposés négligemment sur les bureaux des techniciens. Les véhémentes protestations de ces derniers réduites au silence par un péremptoire : « Débrouille-toi ».

Je n’occupais pas un de ces bureaux à l’époque. J’étais chargé du recrutement. Les commerciaux exigeaient des CV afin de les incorporer à quelque proposition. Je protestais : « Je n’ai pas encore vu le candidat ». Ils exigeaient que je recrute. Je protestais à nouveau : « Tu n’as pas le contrat ». C’étaient des négociations permanentes pour préserver un minimum d’éthique.

Que l’on ne me fasse cependant pas dire ce que je ne dis pas : de ce que vous venez de lire, il ne faut inférer ni qu’aujourd’hui, toutes les SSII fonctionnent ainsi, ni que c’est ce que m’a dit Christophe Baillon, ni que le seul remède à de tels errements soit la libération de l’entreprise. C’est seulement l’histoire qu’il m’a racontée en réponse à la question : « Comment devient-on chef d’entreprise libérateur ?». C’est seulement le souvenir que cette histoire a fait ressurgir en moi.

Une profonde compréhension des mécanismes de la démotivation

Les histoires que m’a racontées Christophe Baillon sur sa vie avant Sogilis peuvent-elle nous éclairer sur les ressorts qui l’ont animé lorsqu’il a créé la société en compagnie de deux associés ? Je le crois.

Selon moi, le premier ressort est le plus profondément enraciné en lui, c’est l’amour de son métier. Le corollaire de cet amour est son respect pour les personnes compétentes, avec lesquelles il se sent spontanément en lien. Une expression revient souvent dans son discours, c’est « l’excellence technique ».

Il veut développer des logiciels durables et sans faille. Je vous prie de croire que pour parvenir à un tel résultat, il ne suffit pas de s’appliquer. Cela suppose pas mal de science. Mais Christophe Baillon sait bien que cela même ne saurait suffire : il y faut de la passion aussi. C’est pour cela que le slogan de Sogilis est : « Passionate people, great software ».

Mais je crois également que la manière dont il a conçu Sogilis provient également d’une profonde compréhension des mécanismes de la démotivation.

Le premier de ces mécanismes, c’est de « prendre les gens pour des exécutants, qui doivent rendre compte à leur n+1 ». C’est de cette manière que nait leur frustration, laquelle les amène au premier niveau de désengagement : ils ne viennent plus au travail que pour des raisons alimentaires.

Planning mural de Sogilis en Lego
Planning mural de Sogilis en Lego

L’étape suivante est le 2e niveau de désengagement. Isaac Getz le nomme : « désengagement actif », celui qui consiste à saboter le travail. « De toutes façons, on ne m’écoute pas. J’ai quelque chose à proposer. Tout le monde s’en fout », énonce Christophe Baillon pour expliquer le discours de la personne sur le point de se désengager activement.

Le problème, c’est qu’en informatique, le sabotage n’est pas un acte très visible : il suffit de développer à la va-vite un logiciel qui fonctionne en apparence ou de ne corriger qu’en surface un défaut. Il est possible de plaider la bonne fois, si on est pris. Il est rarement facile de la mettre en défaut, car le sabotage et la difficulté à respecter, dans un cas précis, les règles de l’art sont à peu près indiscernables. Si on regardait le logiciel ainsi maltraité en profondeur, on constaterait qu’il est disloqué et incohérent. Au bout de quelques années, il faut le jeter et passer par pertes et profits des millions, voire des dizaines de millions d’Euros.

Myriam Menneteau est chargée de communication à Sogilis : « L’entreprise est née libre, il y a 6 ans environ », dit-elle fièrement du haut de ses 25 printemps. Je suis frappé par son franc-parler, son exceptionnel enthousiasme et son aplomb. Je me dis alors que d’être libre, cela lui réussit.

Elle m’explique ce qu’est un recrutement chez Sogilis. Les candidatures sont spontanées. Chacun peut donner son avis sur un candidat. A partir du moment où deux personnes sont intéressées, une rencontre est organisée. Il faut que le courant passe. Le candidat et la personne avec qui il sera amené à travailler en premier se lancent alors immédiatement dans l’action, essayant de traiter un problème ensembles. C’est ainsi qu’est vérifiée « l’excellence technique ».

Enfin Christophe Baillon reçoit le candidat : « En pratique, c’est presque une formalité » me dit-il. Ce que je veux bien croire lorsque j’entends une telle phrase, c’est qu’il lui arrive rarement de remettre en cause une décision prise au niveau opérationnel. En revanche, je ne crois pas qu’il veuille exprimer le fait qu’il se désintéresse de la question. Je suis persuadé que l’entretien est vécu par lui comme une rencontre forte, au cours de laquelle il accueille un futur collaborateur de l’entreprise. Il aura une relation suivie avec cette personne, comme avec n’importe quel autre employé : il reçoit chacun individuellement tous les quatre mois en entretien d’évaluation. Cet entretien comporte le réexamen de la rémunération.

Faut-il franchir tous les degrés de la libération de l’entreprise ?

Sans doute leur apprend-il beaucoup, que ce soit lors de ces entretiens ou en d’autres circonstances, moins formelles. Il dit : « Ils partagent tous un certain nombre de valeurs, de croyances, d’exigences techniques. Par exemple, on considère tous qu’un logiciel qui n’est pas testé, ce n’est pas acceptable ». Sans doute est-il à l’écoute également de ce qu’ils peuvent lui apporter.

Suis-je en train de laisser entendre par cette description élogieuse qu’à Sogilis il n’y a aucun problème, rien à changer, aucune raison de progresser, dans un dispositif sans failles ? Je ne l’ai dit ni ne le pense. Nous en avons parlé franchement. Il y a des degrés et des étapes dans la libération d’une entreprise. Faut-il toutes les franchir ? Toute entreprise libérée se doit-elle d’avancer en permanence dans le sens de davantage de libération ? Quels sont les critères ? Quels sont les moments opportuns ? Est-ce qu’un expert extérieur à l’entreprise peut se permettre de donner une recommandation à ce sujet au chef d’entreprise ?

C’est seulement à cette dernière question que je peux apporter un élément de réponse : c’est non. Tout ce que peut faire cet expert, c’est lui poser de bonnes questions, de celles qui l’amèneront à réfléchir et à agir en fonction de l’intérêt de l’entreprise.

C’est l’enseignement que j’ai retiré de cet entretien avec Christophe Baillon, car j’étais venu avec une question secrète, que je n’ai pas posée : « Comment pouvais-je l’aider ? ». Pour finir, c’est lui qui m’a aidé.

Il m’a beaucoup parlé aussi des développements en cours dans sa société. La prochaine fois, je vous les raconterai et je vous raconterai aussi comment il favorise le destin de ceux parmi ses employés qui souhaitent créer leur entreprise.

Vous verrez, c’est assez génial.

Pierre Nassif

Pierre Nassif, polytechnicien, est né en 1949. Après une carrière technique (organisation, systèmes d’information, télécommunications mobiles) il est devenu coach pour chercheurs d’emplois. Il mène aujourd’hui une recherche sur l’entreprise libérée.

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