Voilà à quoi doit ressembler l’Internet européen

Voilà à quoi doit ressembler l’Internet européen

On sait désormais ce qu’il est ou non possible de faire sur le Net du vieux continent. Ou presque : chaque pays doit maintenant se pencher sur des cas concrets.

Par Andréa Fradin
· Publié le · Mis à jour le
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Les grincheux diront peut-être que c’est le karma. Réunis ce mardi pour sceller les contours de l’Internet européen, les gendarmes des télécoms ont manqué de débit. Leur retransmission vidéo n’a pas arrêté de couper.

Faut-il voir dans ce clin d’œil du réseau le signe que le Berec («  Body of European regulators for electronic communications  ») a fait de mauvais choix ?

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« Le Berec a ignoré les experts de l’industrie »

Les plus intransigeants des deux camps, qui s’affrontent depuis des années sur la question de la neutralité du Net, le pensent. Pour certaines associations engagées dans la défense d’un réseau ouvert, l’Europe n’a pas assez protégé Internet des velléités des fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Benjamin Bayart, figure de ce combat en France, déplore une décision « peu lisible », qui sera « sans effet ».

Du côté des opérateurs, au contraire, on pense que tout cela va trop loin. Un représentant du secteur s’agace :

« Le Berec a apparemment ignoré les commentaires des experts de l’industrie. »

Ce dernier, quant à lui, se réjouit de ne pas satisfaire tout le monde. Ces demandes contradictoires sont selon lui le signe que « dans bien des domaines, [son] approche a su trouver le bon équilibre ».

Des retouches à la marge

Cette appréciation se retrouve dans le texte final, qui donne une interprétation plus précise du règlement européen qui a sanctuarisé, fin 2015, le principe d’un Internet ouvert.

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En effet, la plupart des éléments tranchés en juin se retrouvent aussi dans la dernière version présentée ce mardi. En résumé, (mais pour voir ce que ça change en détails à votre forfait, c’est par là) :

  • les opérateurs n’ont pas le droit d’altérer Internet, sauf pour des nécessités de maintenances ponctuelles et prouvées indispensables ;
  • ils peuvent faire des offres commerciales où l’utilisation d’une app compte pour du beurre (on parle de « zero-rating » car ce n’est pas décompté du forfait), mais à condition de ne pas dégrader une offre concurrente ;
  • ils peuvent proposer des services « spécialisés » en parallèle de l’Internet classique tant que c’est exceptionnel et que la qualité de celui-ci n’en pâtit pas ;
  • mais ils doivent aussi être plus transparents sur leurs offres commerciales ;
  • et s’ils font n’importe quoi, n’importe qui pourra les signaler à l’Arcep, le gendarme français, qui pourra infliger des amendes si nécessaires.
Aiguillages et rails au crpuscule,  Francfort (Allemagne)
Aiguillages et rails au crépuscule, à Francfort (Allemagne) - Arne Hückelheim/Wikimedia Commons/CC

La consultation publique ouverte jusqu’au 18 juillet, et qui a reçu près de 500 000 avis – un record – n’a-t-elle alors servi à rien ? Les autorités des télécoms s’en défendent et assurent avoir pris en compte les contributions.

Même si celles-ci se reflètent dans le remaniement d’un petit quart du texte, principalement fait de clarifications et d’exemples. Et même si personne n’a été reçu durant le mois d’août. « Mot d’ordre du président du Berec », justifie Sébastien Soriano, le patron de l’Arcep.

Exit le pluralisme des médias

Selon lui, la principale modification effectuée porte sur ce qui va se passer après : les différents gendarmes des télécoms, en fonction des cas précis qu’ils auront à traiter, tenteront en effet d’harmoniser leurs décisions.

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Autre changement notable : le pluralisme des médias n’est désormais plus un critère pour dire qu’une offre commerciale est compatible avec un Internet ouvert. Le voilà relégué à un rôle de note de bas de page, pas complètement oublié mais dissous parmi d’autres garanties plus générales. En juin, nous expliquions comment cette garantie pouvait servir de levier pour surveiller des offres mêlant tuyaux de l’Internet et titres de presse – comme SFR Média.

« On ne fait plus apparaître aussi visuellement cette question », confirme Sébastien Soriano. C’est selon lui la conclusion logique de ce qu’il nous avait déjà confié il y a quelques mois : veiller au pluralisme des médias n’incombe pas à l’Arcep, et à son rôle de gardien de la neutralité du Net « dont le cœur est de cloisonner réseaux et contenus » :

« Il était paradoxal de zoomer sur la question des médias. »

Victoire pour tous

Sur les autres modifications, opérateurs comme militants pour un Internet libre peuvent trouver leur compte.

Les premiers ont arraché la possibilité de ne pas subir une validation préalable de toutes les offres qu’ils souhaitent lancer. Un soulagement pour eux, mais aussi pour les autorités des télécoms qui n’ont pas forcément les moyens d’examiner a priori la conformité des pratiques commerciales avec les règles européennes.

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Les opérateurs en savent aussi un peu plus sur ce qu’ils auront le droit de faire – les forfaits qui permettent de surfer en illimité pendant une période donnée sont par exemple autorisés, tant que cet avantage profite à toutes les apps et tous les services du téléphone.

Quant aux explications qu’Orange, Free et ses petits copains ont désormais l’obligation de fournir à leur clientèle, elles sont passées de « concises et compréhensibles » à « claires et compréhensibles ». Les FAI ne devront donc pas faire dans le minimalisme, ce qui rassure aussi les associations d’utilisateurs.

Respect des droits fondamentaux

Chez ces dernières, on se réjouit de voir mentionnée la Charte des droits fondamentaux aussi haut dans le texte. Un symbole qui n’engage certes à rien, mais qui reste une démonstration forte de l’intention des autorités européennes.

Surtout que ces mêmes droits réapparaissent un peu plus loin dans le texte, dans le paragraphes dédié aux lois nationales. La France, l’Allemagne et tous les autres ont certes toujours le droit de porter atteinte à Internet, par exemple en bloquant des sites au motif de la lutte antiterrorisme, mais les gendarmes des télécoms rappellent que ces restrictions doivent demeurer compatibles avec la Charte des droits fondamentaux.

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Faut-il s’attendre à ce que l’Arcep hausse le ton si Bernard Cazeneuve, par exemple, se décidait à limiter les flux chiffrés sur Internet ?

« Ce n’est pas notre rôle, répond Sébastien Soriano. La gardienne des traités est la Commission européenne. » Cela dit, ce rappel n’est pas anodin : les Etats membres devront se conformer aux règles de l’UE.

« Attention, chiens méchants »

A l’applaudimètre, la société civile se montre néanmoins plus guillerette que les opérateurs, qui se sont peu agités, en tout cas publiquement, à l’approche de cette annonce.

Le tweet d’un activiste du Net autrichien
« C’est fait ! Trois ans de dur combat contre l’industrie des télécoms. Aujourd’hui, c’est une victoire pour la neutralité du Net ! »

Et maintenant, que reste-t-il à faire ? Beaucoup, répond Benjamin Bayart, pour qui « chaque couche [de réflexions] a rajouté du flou » au dossier. Il est vrai que les gendarmes des télécoms de chaque Etat ne disposent toujours pas, malgré cet effort de clarification, de grille claire pour dire qu’une offre internet est ou non recevable.

Pour Sébastien Soriano, il était difficile de faire autrement.

« Je crois en la régulation. Selon moi, ce qu’il ne fallait pas faire, c’est graver dans le marbre des choses trop précises, qui deviennent vite obsolètes et qui peuvent être contournées. »

Certes, le dossier n’est pas complètement clos et des retouches interviendront à la marge sur des scénarios concrets, plus complexes que d’autres. Mais pour le président de l’Arcep, la définition du Net européen est bel et bien terminée.

« Maintenant c’est la partie “attention, chiens méchants”. On lâche 28 régulateurs qui devront vérifier si les règles sont bien appliquées par les FAI. »
Andréa Fradin
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