Les médias et le terrorisme : faut-il montrer les photos des tueurs ?

Les médias et le terrorisme : faut-il montrer les photos des tueurs ?

Le quotidien Le Monde annonce mercredi qu’il ne publiera plus les photos des tueurs djihadistes. D’autres médias le suivent sur cette voie, afin d’éviter de les transformer en héros.

Par Pierre Haski
· Publié le · Mis à jour le
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Depuis l’apparition du groupe Etat islamique et sa maîtrise de la communication et des réseaux sociaux, la question se pose aux journalistes comme aux utilisateurs de plateformes ouvertes comme Facebook, Twitter ou YouTube, de ne pas tomber dans le piège des djihadistes.

La question s’est d’abord posée à propos des images des horreurs soigneusement mises en scène par les djihadistes, les décapitations et autres images macabres. Elle se pose aujourd’hui à propos des photos des djihadistes qui commettent des attentats comme le meurtre du prêtre de Saint-Etienne-du-Rouvray ou de Nice.

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Il y a deux ans, en août 2014, lorsque le groupe Etat islamique a assassiné ses otages américains, en commençant par le journaliste James Foley, la question des images s’est posée à tout le monde.

Très vite, sans concertation, un consensus s’est imposé sur les réseaux sociaux : on ne relaye pas la vidéo mise en ligne par les djihadistes, on ne montre pas la photo du journaliste décapité cruellement diffusée par ses bourreaux.

« Honorez sa mémoire »

La demande est d’abord venue de proches du supplicié, comme nous l’avions rapporté sur Rue89 à l’époque.

Sur Rue89 le 19 aot 2016
Sur Rue89 le 19 août 2016 - capture

La même attitude avait été suivie un mois plus tard, lors de l’assassinat de l’otage français Hervé Gourdel en Kabylie : sur les réseaux sociaux, tout le monde s’est mis à plaider pour ne publier que les photos de l’otage assassiné en des temps plus heureux.

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La photo d'Herv Gourdel souriant diffuse sur les rseaux sociaux  l'annonce de sa mort, le 24 septembre 2016
La photo d’Hervé Gourdel souriant diffusée sur les réseaux sociaux à l’annonce de sa mort, le 24 septembre 2016 - DR

Les médias, à ce moment-là, n’ont pas été prescripteurs : c’est sur les plateformes sociales, comme Facebook, Twitter, que les « normes » ont été établies, que les consensus se sont faits. Il paraissait difficile, alors, qu’une télévision ou qu’un journal publie une image que les médias sociaux avait spontanément bannie.

Il en va différemment des auteurs d’attentats : aucun véritable débat n’a eu lieu jusqu’à ces derniers jours, et les médias se sont laissés entraîner sur la pente douce de l’instrumentalisation par la propagande djihadiste.

Portrait de tueur à la une

Libération, avec ses « unes » en forme d’affiche en est un bon exemple. Le quotidien a été fortement critiqué, après les attentats du 13 novembre à Paris, pour sa une présentant quelques jours plus tard le visage souriant d’Abdelhamid Abaaoud, au point que la direction du journal avait dû s’en expliquer.

La une de trop de Libration ?
La une de trop de Libération ? - capture

Le quotidien a pourtant récidivé après l’attaque de Nice, en publiant sur sa une la photo d’identité de l’auteur, Lahouaiej Bouhlel, avec comme titre : « 31 ans, 84 victimes, adoubé par l’EI ».

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Visage de l’horreur pour les une, héros pour les autres ? C’est toute l’ambiguïté de l’image et de son impact.

Comment ne pas se souvenir, non plus, de la manière dont l’une des photos symboles du 13 novembre, celle des deux policiers français qui se consolent dans les bras l’un de l’autre, nous apparaissait alors comme un signe suprême d’humanité, alors que quelques jours plus tard elle faisait la une du magazine en ligne de l’Etat islamique comme le symbole de la faiblesse d’une France blessée. Même photo, double interprétation.

« Il faut les rendre anonymes »

L’attentat de Nice a constitué un tournant. Le débat a été lancé publiquement le 15 juillet par le psychanalyste Fethi Benslama, professeur de psychopathologie à l’université Paris-Diderot, qui, à la Matinale de France culture, évoquait le ressort important de la notoriété dans le passage à l’acte des candidats au djihad. Et il faisait la proposition suivante :

« Peut-on arriver à un pacte entre les médias pour ne pas divulguer les photos des tueurs ? Il faut les rendre anonymes. »

Fethi Benslama précisait sa pensée dans l’Obs la semaine dernière :

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« Un deuxième élément s’avère également fondamental, parce qu’il entre en jeu dans la décision : la recherche de notoriété et de reconnaissance -la reconnaissance par le mal étant aussi une forme de reconnaissance pour des gens qui sont dans une vie qu’ils considèrent eux-mêmes comme insignifiante. Le fait d’être connu quelques jours dans le monde entier est pour certains un ressort puissant qui vaut un massacre. »

Après l’assassinat du père Hamel quelques jours plus tard, son appel a été entendu. Ce mercredi, le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, annonce que son journal ne publiera plus les portraits de tueurs, « pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume ». Il écrit :

« Les sites et journaux qui produisent ces informations ne peuvent non plus s’exonérer d’un certain nombre d’introspections. Depuis l’apparition du terrorisme de l’EI, Le Monde a plusieurs fois fait évoluer ses usages. Nous avons notamment décidé de ne plus publier d’images extraites des documents de propagande ou de revendication de l’EI. A la suite de l’attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume. D’autres débats sur nos pratiques sont en cours.
Ces réflexions, ces débats, ces adaptations aux pratiques d’un ennemi qui retourne contre nous tous les usages, tous les outils de notre modernité, sont indispensables si nous voulons briser la stratégie de la haine, si nous voulons vaincre sans nous renier. Nous les devons à toutes les victimes de l’organisation criminelle dite Etat islamique. Depuis ce mardi 26 juillet, nous les devons à la mémoire du Père Jacques Hamel, assassiné en son église. »

Dans la foulée, BFM-TV, le site d’Europe1 et d’autres encore ont décidé d’en faire autant, et de priver les auteurs de ces meurtres du « quart d’heure de gloire » (comme disait Warhol) auquel ces individus aspirent par des mises en scène macabres. Certains vont même plus loin en choisissant même de ne pas publier leurs noms, seulement leurs initiales.

Les réseaux sociaux suivront-ils ? C’est possible sinon probable, en tous cas chez ceux qui ne souhaitent pas servir de relais inconscient à la propagande djihadiste.

Le risque de l’auto-censure

Le risque de cette décision, néanmoins, pourrait être d’alimenter la vision « complotiste », comme le relève le journaliste David Thomson, spécialiste du phénomène djihadiste :

« En revanche, une autocensure des médias dans le traitement des attentats pourrait favoriser déni et complotisme »

Mais le choix est aujourd’hui entre de mauvaises solutions, et le choix de ne plus courir le risque de glorifier les auteurs d’attentats, même sans le vouloir, est la décision la plus sage dans un contexte où le mimétisme peut-être le moteur d’un passage à l’acte auprès des individus qui, jusqu’ici, hésitaient, et pourraient être tentés, selon l’expression désormais consacrée, de « donner un sens à leur mort », à défaut d’avoir trouvé un sens à leur vie.

Ce mercredi, c’est le portrait du Père Hamel qui s’impose en une de la plupart des médias français. C’est son visage qui doit relier les Français dans la douleur, pas celui de son bourreau.

Pierre Haski
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