La sérendipité est une faculté largement recherchée aujourd'hui dans le monde de l'entreprise.

La sérendipité est une faculté largement recherchée aujourd'hui dans le monde de l'entreprise.

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Au Café A, niché dans l'ancien couvent des Récollets, à Paris (Xe), quelques free-lances travaillent en terrasse, murés dans le silence. C'est dans ce havre de paix, situé à quelques encablures de la gare de l'Est, que l'écrivain Marianne Jaeglé, animatrice des ateliers d'écriture Elisabeth Bing, nous a donné rendez-vous.

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"Vous voyez, c'est ainsi que l'on encourage la sérendipité", s'enthousiasme-t-elle, en posant un vieux carnet en cuir patiné sur la table dont les pages écornées sont noircies de notes. "Je réunis des citations, des bribes de conversations qui m'ont marquée, des observations en vrac... Le but? Relever ce qui m'émerveille au quotidien, me mettre dans un état de disponibilité intérieure, et non dans une logique de rendement. La sérendipité est d'abord une quête à l'aveugle, sans exigence de résultat."

L'an dernier, sa démarche exploratoire a porté ses fruits. Elle a eu le déclic en lisant une enquête dans la presse menée par deux journalistes américains, convaincus que Van Gogh ne s'était pas suicidé, mais qu'il a été tué. A cet instant, elle "voit un roman", et imagine une intrigue, qui deviendra Vincent qu'on assassine (éd. L'Arpenteur), publié en avril dernier.

La faculté d'intellectualiser un étonnement

"La lecture de cet article a fait tilt, se souvient-elle. Je n'avais pas la moindre expertise à propos du peintre, mais l'histoire de cet homme si incompris par son entourage a eu une forte résonance en moi, à ma petite échelle. J'ai le sentiment d'avoir attendu un tel sujet toute ma vie. C'est un livre dormant, que le hasard a éveillé." Le hasard, oui, mais pas seulement...

Bien plus qu'un simple caprice de la providence, la sérendipité est la faculté d'intellectualiser un étonnement et de tirer parti de la bonne fortune. La paternité du mot revient à l'écrivain et politicien britannique Horace Walpole, qui, en 1754, s'est inspiré d'un conte persan du XIVe siècle, Les Pérégrinations des trois fils du roi de Serendip, pour nommer les découvertes faites "par accident et sagacité". Depuis quelques années, la sérendipité intéresse intellectuels, artistes, entrepreneurs. Tous tentent d'apprendre cette valse de l'intelligence humaine et du hasard.

"Le hasard créateur"

Mais en quoi consiste-t-elle? "Si vous êtes vraiment dans le moment présent et que votre esprit n'est pas emporté par mille distractions, ou bien enfoncé dans ses propres ruminations, naturellement, vous développez une sorte de concentration panoramique, une sensibilité accrue au moindre phénomène, aux personnes qui sont dans le champ de votre vigilance, a résumé le philosophe et moine bouddhiste Matthieu Ricard lors de la conférence TED Global, à Lyon, en 2014.

Vous deviendrez alors attentif à leurs micro-expressions faciales, qui révèlent leurs états de pensée et leurs émotions. Vous percevrez les détails dans un environnement qui peut être très complexe. [...] De ce fait, vous serez capable, brusquement, de diriger votre attention vers quelque chose qui a du sens."

Une affaire d'interactions

La sérendipité est aussi le dernier sujet à la mode dans le monde du travail. Preuve en est, le géant Google s'apprête à ouvrir un nouveau campus à Bay View, où tout est fait pour favoriser les "casual collisions", les rencontres impromptues entre collègues et collaborateurs dans ses locaux, car la sérendipité est avant tout une affaire d'interactions.

Même son de cloche chez Danone, qui vient de repenser intégralement son siège parisien, en attribuant la moitié de l'espace à des lieux d'échanges, de croisements et de discussions informelles. "Le chercheur suédois Olaf Thufvesson a étudié le parcours de 480 Prix Nobel et montré que les rencontres fortuites dans les couloirs entre représentants de différentes disciplines constituaient la première source de production et de diffusion des idées, justifie Anne Thévenet-Abitbol, directrice prospective et nouveaux concepts chez Danone. On peut appeler cela le hasard créateur. En entreprise, c'est une capacité d'attention flottante qui nous fait attraper un fil à un moment inattendu et le tirer ensuite avec curiosité."

Viagra, Nutella, Dom Pérignon

Le succès de cette tendance est facile à expliquer. "La sphère des affaires est constamment à la recherche d'atouts compétitifs, répond la psychologue Béatrice Millêtre. Les anciens modèles de management s'épuisent, et la sérendipité est un moyen de donner un nouveau souffle au monde du travail, de titiller la fibre créative des employés. C'est comme la curiosité croissante pour l'intuition ou la pleine conscience. On cherche d'autres formes d'épanouissement pour les salariés, d'autres façons d'être innovant."

L'engouement est récent, donc, mais la question du hasard heureux taraude l'homme depuis des siècles. D'après Sylvie Catellin, auteur de l'essai Sérendipité: du conte au concept (Seuil), ce principe infuse les textes les plus anciens, des contes talmudiques à la littérature tamoule et arabe. Au panthéon des "sérendipiteurs", on croise notamment Christophe Colomb, premier Européen à avoir découvert l'Amérique, alors qu'il cherchait les Indes orientales.

Mais aussi le duo de chercheurs Nicholas Terrett et Peter Ellis qui, en mettant au point un traitement de l'hypertension artérielle pulmonaire pour les laboratoires Pfizer, ont, en fait, découvert un remède contre les troubles de l'érection, le Viagra. On trouve aussi la recette du Nutella, l'invention de la pénicilline, et le principe de champagnisation du Dom Pérignon. Vous l'aurez compris, la liste est interminable.

Quoi de plus sérendipiteux qu'un coup de foudre?

Hormis ces cas d'école, la sérendipité concerne le commun des mortels tout autant que les âmes bien nées. Pour le psychologue Hubert Ripoll, auteur d'Enquête sur le secret des créateurs (éd. Payot), ce travail de l'esprit ne doit rien au hasard, et nous pouvons tous le mettre en pratique.

"Les sérendipiteurs ont un dénominateur commun, prévient-il. Ils avancent dans la vie et dans la création en ayant la certitude que rien ne tombe du ciel. Sans quête, pas de découverte." Et cette philosophie, qui consiste à vivre sans oeillères, s'applique au quotidien. A commencer par les rencontres sociales et amoureuses.

"Quoi de plus sérendipiteux qu'un coup de foudre? s'interroge Sylvie Catellin. Vous pouvez croiser la même personne mille fois dans votre vie sans la 'voir' vraiment. Cette différence de perception, Voltaire la nommait le 'subtil discernement'." C'est aussi une forme d'audace, de courage. "Les sérendipiteurs sont capables d'imaginer ou de pressentir des choses auxquelles personne d'autre ne prête attention, ajoute Hubert Ripoll. Ils contredisent les diagnostics, vont à l'encontre du sens commun. D'une certaine manière, ce sont des frondeurs."

Leur force réside dans leur curiosité transdisciplinaire et leur volonté d'élargir sans cesse le champ des possibles, en se confrontant à des points de vue différents, à l'altérité. Bref, en sortant de leur zone de confort.

Leur secret? S'octroyer des moments de lâcher prise pendant lesquels leur esprit opère des connexions, et l'inspiration vient. "Cela n'a rien à voir avec de la béatitude, ou une attente passive de signes qui tomberaient du ciel, par magie, nuance Sylvie Catellin. L'esprit travaille d'une autre manière pendant la flânerie, ce qui peut être très productif."

Google: "machine à sérendipité"

Les sérendipiteurs savent identifier les moments propices, et les apprivoiser. Ainsi, la parfumeuse Virginie Armand a confié au psychologue Hubert Ripoll, lors de son enquête sur le processus de création, que l'inspiration lui vient toujours au volant de sa voiture, lorsqu'elle est à l'arrêt, au feu rouge.

Le mathématicien Etienne Ghys, quant à lui, atteint ce niveau de clairvoyance quand il est dans le métro, plongé dans un bruit assourdissant. Pour les uns, la technologie est un allié.

L'ex-PDG de Google Eric Schmidt a même qualifié son moteur de recherche de "machine à sérendipité" -car, en naviguant sur le Web, on trouve souvent ce que l'on ne cherchait pas.

Une ode à l'action

Pour les autres, notre monde ultraconnecté court-circuite les coups de pouce du hasard. "Avec nos smartphones et nos tablettes, nous sommes toujours sur des rails, déplore Sylvie Catellin. On vit de plus en plus sans surprise, sans jamais perdre de temps, sans s'autoriser à se perdre. La sérendipité, elle, nécessite que l'on soit sensible à la poésie de l'inattendu."

Elle présuppose aussi une grande adaptabilité et l'aptitude à rebondir après un revers. Pour Béatrice Millêtre, le sérendipiteur modèle est celui qui sait apprendre de ses échecs. "C'est la capacité à ne pas broyer du noir quand on échoue, à se servir de l'erreur comme un tremplin, et non comme une fatalité", précise-t-elle. Plus facile à dire qu'à faire.

"Il ne faut pas utiliser la sérendipité pour servir le culte de la réussite, du profit et, plus généralement, l'individualisme de nos sociétés, conclut-elle. Cet état d'esprit est tout sauf une attitude autocentrée. C'est une ode à l'action, à l'écoute, à la perméabilité et à l'ouverture au monde extérieur. Au fond, la sérendipité est un optimisme, voire un humanisme..."

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