Quand une inspectrice est entrée dans son agence immobilière de Barcelone, Angel Centeno a compris qu’il allait en prendre pour son grade. Cette dame à l’air sévère n’avait nullement l’intention d’acheter un logement : elle a brandi un document et informé Centeno qu’il devrait payer une amende de 1 000 euros. Cet homme d’affaires de 66 ans avait enfreint une règle de droit de la consommation : l’enseigne de sa société n’était libellée qu’en espagnol.

Angel Centeno n’est pas le seul à avoir cette mauvaise surprise. Le code de la consommation de la Généralité [gouvernement et Parlement de Catalogne] prévoit en effet que les entreprises publient toutes les informations commerciales “au moins en catalan” – une règle en vigueur depuis plus de dix ans. Les sociétés qui persistent à avoir des écriteaux, des menus ou des catalogues uniquement en espagnol encourent des amendes pouvant aller de plusieurs centaines d’euros à des milliers, suivant le nombre de salariés ou la quantité de textes incriminés. Rafael Moreno, un vendeur de meubles qui doit 1 260 euros d’amende, craint que la Généralité ne saisisse cette somme sur son compte en banque. Mais remplacer le logo espagnol de 3 mètres de long de l’une de ses boutiques par son équivalent catalan pourrait lui coûter 18 000 euros.

Une seule langue officielle

L’inquiétude monte au sein d’associations citoyennes et de certains politiques libéraux. Le gouvernement régional est de plus en plus déterminé à se démarquer du reste de l’Espagne et souhaite plus que jamais faire du catalan la seule langue officielle de la région, à en croire Francisco Caja, président de Convivencia cívica catalana [Coexistence civique catalane], une association qui propose une aide juridique pour les questions linguistiques.

Les “amendes linguistiques”, comme on les appelle, se multiplient. En 2014, 57 entreprises ont été mises à l’amende, pour un total de 51 300 euros. En 2015, elles ont été 68 à avoir été sanctionnées, pour un montant environ trois fois supérieur. Depuis le début de cette année, elles seraient une centaine…

Délateurs zélés

Les citoyens peuvent signaler anonymement les contrevenants, et beaucoup se sont montrés zélés. Il y a quelques années, Roger Seuba, un bibliothécaire patriote, disait avoir dénoncé 5 000 sociétés. Des chefs d’entreprise assurent que d’autres citoyens se substituent à la justice, cassant leurs vitrines ou barbouillant leurs façades à la bombe de peinture.

Le castillan et le catalan jouissent tous deux d’un statut officiel dans la région. Quand il s’est penché sur le “statut d’autonomie” de la Catalogne en 2006, le Tribunal constitutionnel d’Espagne a jugé qu’imposer l’une ou l’autre langue aux entreprises était contraire à la Constitution. Or les amendes ont continué à pleuvoir. En février 2016, le Tribunal supérieur de justice de Catalogne a abrogé certains aspects d’une autre réglementation linguistique qui obligeait les fonctionnaires à s’exprimer catalan. La Généralité a fait savoir qu’elle ne tiendrait pas compte de la décision du tribunal.

Liberté d’expression

Des partis d’opposition antisécessionnistes essaient de changer les lois, mais ils se sont heurtés à la coalition nationaliste du président de la région, Carles Puigdemont. La section catalane du Parti populaire [PP, conservateur] estime que les amendes linguistiques vont à l’encontre de la liberté d’expression. A la fin d’avril, un député européen membre du parti libéral catalan Ciudadanos déclarait que cette loi contrevenait aux réglementations européennes sur la diversité des langues.

Comme on pouvait s’y attendre, Montserrat Ribera, directrice de l’Agence catalane de la consommation, n’est pas de cet avis. Pour elle, les amendes linguistiques consacrent le droit fondamental des consommateurs catalans à être servis dans leur propre langue. Et elles sont indispensables à la préservation du catalan.

“Talibans”

Pour certains, obliger les entreprises à traduire chaque communication publique dans une langue régionale qui compte quelques millions de locuteurs permettrait d’en accroître l’attrait. Pour d’autres, cette obligation a l’effet inverse. Depuis qu’il a subi l’amende, Angel Centeno, catalan de souche, refuse de parler dans sa langue maternelle. Il exige que tous les documents gouvernementaux arrivant dans sa boîte aux lettres soient écrits en espagnol. “Son talibanes !” [“Ce sont des talibans !”], s’écrie-t-il en espagnol. En catalan, ce serait : “Són talibans !”