Actualité

Prélèvements sociaux et fiscaux, l’inégalité vertigineuse entre bas et hauts salaires

Après la dernière intervention du chef de l’État, annonciateur de nouveaux allègements sur les bas salaires, il a semblé intéressant de simuler les effets de l’ensemble des réformes sur le coût du travail et sur les salaires brut et net, et ce pour les différents niveaux de salaire correspondant aux franchissements successifs des seuils au-delà desquels les différents avantages disparaissent les uns après les autres. Le résultat de la comparaison donne le vertige. On a certes bien compris que les efforts ainsi consentis ont pour objectif de favoriser l’emploi au niveau des bas salaires et aussi d’accentuer la redistribution (pour ce qui est des mesures concernant l’impôt sur le revenu), ce qui correspond aux deux priorités affichées par le gouvernement. Mais on en est arrivé à de tels extrêmes, avec des résultats pour le moins non probants, que l’on se demande si on ne fait pas fausse route.

Les différentes réformes introduites conduisent à différencier cinq hypothèses correspondant à des seuils salariaux à partir desquels les charges augmentent. Au niveau du smic les employeurs jusqu’à 250 salariés vont bénéficier pendant deux années, et au-delà du « zéro charges » URSSAF, de la prime annuelle de 2 000 euros (167 euros mensuels), qui (selon nous) dépasse légèrement les charges subsistant à ce niveau, malgré ce zéro charges. Cet avantage s’éteindra à partir de salaires supérieurs à 1,3 smic, cependant que le CICE, que nous avons intégré dans nos calculs, voit en sens inverse son intérêt augmenter au-delà du smic puisqu’il est un pourcentage du salaire. Le salarié bénéficie de son côté de la nouvelle prime d’activité (réunion du RSA activité et de la prime pour l’emploi), cependant que son seuil d’entrée dans l’IR a été relevé.

Au-delà de 1,3 smic nos autres hypothèses se situent immédiatement au-delà des différents seuils applicables : après 1,6 smic la prime de 2 000 euros a déjà disparu et ce sont les allègements Fillon qui disparaissent, ce qui a pour effet de faire bondir le coût du travail, même si le CICE n’est pas encore épuisé. Le salarié a perdu sa prime d’activité mais son IR reste encore bas. Après 2,5 smic le CICE disparaît, et après 3,5 smic l’allègement de 1,8% des cotisations familiales n’existe plus, cependant que les charges patronales ont augmenté d’environ 5% en raison du déplafonnement des cotisations de chômage et de retraite, en particulier pour les cadres.

Note (1). Au salaire net (1.128 euros) s’ajoute la prime d’activité (156 €), cependant que le revenu n’est pas taxable à l’IR. Côté employeur, sont pris en compte le CICE (88 €) et la nouvelle prime de 2.000 € au prorata mensuel (167 €) qui viennent en déduction (en les dépassant) des charges subsistant (évaluées à 13%, mutuelle complémentaire comprise) après le « zéro charge » URSSAF déjà institué.

Note (2). Avec un salaire net de 1.468 €, une prime d’activité de 33 €, un IR de 29 €.
Côté employeur, des charges patronales subsistantes de 248 €, un CICE de 114 €, une prime de 167 €.

Note (3). Avec un salaire net de 1.807 € et un IR de 103 €, et il n’y a plus de prime d’activité à partir de ce niveau de revenu. Côté employeur, un CICE de 141 €, et il n’y a plus de prime de 2.000 euros à ce niveau de salaire. Des charges patronales de 992 € (taux de 42,25%, et 36,25% CICE déduit).

Note (4). Avec un salaire net de 2.824 € et un IR de 292 €. Des charges patronales de 1.615 € (taux de 44,02%). Le seul avantage patronal qui subsiste reste la diminution à partir du 1er avril 2016 des cotisations familiales, de 5,25% à 3,45%.

Note (5). Avec un salaire net de 3.964 € et un IR de 597 €. Des charges patronales de 2.520 € (taux de 49,07%). Il n’y a plus aucun avantage patronal au-dessus des salaires de 3,5 smic.

Lecture. Les différences de traitement sont extrêmes : entre un salaire de 1 smic et un autre de 3,5 smic (et a fortiori au-delà) il n’y a qu’un écart de 3,5 alors que le salarié ne gagne au final après prélèvements sociaux et fiscaux que 2,6 plus. Surtout le coût du travail a été multiplié par plus de 5,4 fois.

Quelle efficacité pour l’emploi ?

On connaît l’argument des économistes comme Stéphane Carcillo, Gilbert Cette ou Pierre Cahuc, que le gouvernement a suivis dans ce nouveau plan : le ciblage sur les bas salaires serait la mesure la plus efficace pour l’emploi puisqu’il concerne des catégories de personnes dont la productivité est inférieure au coût de leur travail, alors que les exonérations de charges sur les salaires plus élevés se retrouvent le plus souvent converties en augmentations de salaires. Cette fois, l’addition des diverses mesures que nous avons intégrées dans nos calculs aboutit à  ce que le coût du travail devienne inférieur au salaire brut jusqu’à 1,3 smic, c'est-à-dire pour presque la moitié des salariés français (le salaire médian était de 18.900 euros en 2013 (dernière statistique connue de l’INSEE) pour 17.600 euros nets au niveau de 1,3 smic) !

Verrons-nous, grâce à la prime de 2.000 euros qui permet cette « performance », l’emploi augmenter dans les bas salaires ? Notons d’abord que cette prime n’est pas pérenne, c’est dommage. Stéphane Carcillo , interrogé par Les Echos le 18 janvier, ajoutait prudemment qu’il y avait encore beaucoup de progrès à faire dans un ensemble d’autres domaines : celui de la formation, la barémisation des indemnités de licenciement, « mettre  sur la table la question des conditions du licenciement économique », « rendre le retour à l’emploi plus incitatif » (dégressivité des indemnisations, « mettre fin à l’intermittence généralisée permise par le régime d’activité réduite »). Nous avons suffisamment plaidé pour ces mesures pour ne pas manquer d’applaudir à cette ordonnance – tout en remarquant qu’on y trouve une certaine reconnaissance par l’économiste de l’insuffisance des aides monétaires à l’embauche qu’il préconise. C’est cet ensemble de mesures qui manque au plan présidentiel.  On regrettera donc que la réforme du droit du travail qui se profile n’apporte que des réglages minimes au problème des 35 heures (quand même responsables d’une augmentation de 11% du coût du travail à tous les niveaux de salaire par rapport aux pays voisins, soit l’équivalent de la prime de 2.000 euros, qui est non pérenne et limitée à certains emplois !), et que la flexibilité du travail dépendra semble-t-il d’accords majoritaires entre partenaires sociaux… Si ça se passe comme à la FNAC ou chez Smart, que faut-il en attendre ?

Que penser des inégalités extrêmes de traitement ?

Un coût du travail de 7.655 euros par mois pour un salaire de 3,5 smic, c’est pour le coup beaucoup trop élevé, et beaucoup plus que dans les pays voisins. Or, sur le long terme, ce sont  d’emplois  qualifiés dont nous avons besoin, c’est quand même là que se joue la richesse d’un pays dans l’avenir. Nos filières d’excellence sont les meilleures du monde, mais on ne peut manquer de rapprocher ce coût du travail des statistiques montrant que, juste après l’Inde, la France est le pays, sur 20 examinés, le plus touché par la fuite des cerveaux, comme le montre l’étude réalisée par le réseau LinkedIn (380 millions de membres) l’été dernier. Ou encore à rapprocher des déclarations d’un patron comme Henri de Castries (AXA, premier assureur mondial), qui insiste sur la difficulté qu’il rencontre à faire venir des cadres étrangers en France. Le cadre (débutant) dont nous avons cité les chiffres n’a beau gagner que 3,5 fois le smic, il ne retrouve dans sa poche après paiement de ses cotisations et impôts sur le revenu que moins de 44% du coût du travail qu’il a engendré (91% pour le salarié au smic)…

Justice sociale ?

Nous sommes évidemment devant un phénomène de vases communicants. La recherche de l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale  veut que ce qui n’est pas payé par les uns doit l’être par les autres, ou par l’emprunt, ce qui revient in fine au même. Or le financement de la protection sociale totale (689 milliards de prestations en 2014, plus quelque 45 milliards de frais de gestion) repose pour 62% sur les cotisations sociales, 25% sur les impôts et taxes affectées et 10% sur les contributions publiques (lesquelles financent en partie les allègements de cotisations sur les bas salaires). Si pour près de la moitié des salariés les cotisations patronales, qui représentent environ les deux-tiers du total, sont nulles, et que par ailleurs seulement 46% des ménages français sont imposables à l’IR, on perçoit l’importance du transfert de redistribution qui doit s’opérer des plus riches vers les plus pauvres.

 Le calcul de la redistribution n’est pas réalisé par l’INSEE.

Le calcul de cet effort est difficile à faire, mais il devrait apparaître dans celui de la redistribution opérée par l’INSEE. Or on peut regretter que cet organisme ne prenne en compte qu’un champ très restreint de paramètres pour le calcul de cette redistribution : pas les prestations en nature reçues d’un côté, et seulement les cotisations famille payées, au motif qu’elles seules méritent d’être considérées comme ayant pour objectif un transfert entre populations (en l’occurrence  d’ailleurs ce transfert n’est pas vertical, mais horizontal, des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants). On ne voit donc pas apparaître l’effet des paiements que nous avons signalé ci-dessus, dans la mesure où ils concernent le financement de prestations qui sont les mêmes pour tous. Il faudrait pour ce faire extourner l’effet des paiements correspondant à des prestations dont le montant comporte  une dose de proportionnalité, à savoir les retraites et les indemnités chômage. Encore que, s’agissant de ces dernières, l’UNEDIC fasse remarquer que les hauts salaires contribuent davantage en proportion de leurs cotisations, ce qui explique que si l’on plafonnait cotisations et indemnités, comme cela se passe au Royaume-Uni par exemple, le déficit de l’UNEDIC augmenterait.

La question est donc difficile, mais elle vaudrait bien d’être étudiée par l’INSEE.

On pourrait objecter à notre argumentation qu’elle ne vise que les cotisations patronales, alors que les cotisations salariales, ainsi que la CSG/CRDS, sont identiques pour tous les salaires, quel que soit leur montant. Ce serait oublier que la distinction reste artificielle dans la mesure où, comme le reconnaissent d’ailleurs les syndicats, cotisations patronales et salariales ont toutes deux le même objectif, et que les premières ne sont que des financements payés par l’employeur pour le compte des salariés. L’entreprise se fonde sur le coût du travail, et non sur le salaire brut, pour déterminer ce qu’elle offre au salarié. Dans la mesure où les prélèvements intermédiaires, quelle que soit leur appellation, sont très élevés, cela se répercute sur le salaire offert. Quant au salarié, il voit que ce qui lui reste représente comme on l’a souligné, et après tous prélèvements directs, 44% du coût de son travail s’il gagne 3,5 fois le smic, contre 91% s’il gagne le smic…

Soutenabilité financière ?

Enfin, indépendamment de ces considérations de justice sociale, se pose la question de la soutenabilité d’un tel modèle. L’augmentation des prélèvements sur les revenus du travail n’est plus possible à partir d’un niveau moyen de salaire, et les allègements dont nous avons fait état ne peuvent plus être financés par les prélèvements retenus sur cette moitié supérieure des revenus. Les 2.000 euros promis aux employeurs qui embauchent sont d’ailleurs censés être financés par des « économies » à réaliser, mais on aimerait bien savoir où?