Une techno qui change le monde : Marx adorerait le conteneur

Une techno qui change le monde : Marx adorerait le conteneur

« Quand nous pensons aux technologies qui ont changé le monde, on aime à penser à des choses comme Internet... mais si on se penche vraiment sur ce qui s’est passé dans le commerce mondial, le conteneur est un candidat très sérieux. » Le prix Nobel d’économie Paul Krugman ne croyait pas si bien dire.

Par Moritz Altenried, chercheur
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J’entends commencer par une remarque intéressante de Thomas Reifer selon laquelle Marx débuterait « Le Capital » de nos jours en notant que la richesse des nations contemporaines apparaît de plus en plus comme une immense collection de conteneurs. Même si l’on peut objecter qu’un conteneur et une marchandise appartiennent à des catégories conceptuelles différentes, cette déclaration provocatrice est très révélatrice car elle fait ressortir l’importance de la logistique non pas seulement en tant qu’industrie mais en tant que perspective pour comprendre le capitalisme contemporain.[....]

Le conteneur ou la révolution logistique

Le système de conteneur actuel trouve ses origines aux Etats-Unis. En octobre 1957, le premier porte-conteneur navigua de Port Newark, New Jersey, vers le sud de Miami chargé de boîtes en acier standardisées pour le transport intermodal et développées par les entrepreneurs logistiques Malcom McLean et Roy Fruehauf. Cela faisait plus de cent ans que des systèmes de conteneurs et des tentatives de standardisation existaient mais ce fut le système de McLean et Fruehauf qui prit racine, ne serait-ce qu’en raison de son adoption par l’armée américaine afin de répondre aux nécessités logistiques de la guerre du Vietnam.

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Making of

Ce texte a été publié dans son intégralité par Période, revue en ligne de théorie marxiste qui se donne notamment pour but de traduire et diffuser des textes non francophones. L'auteur de celui-ci est Moritz Altenried, doctorant en cultural studies sur l'économie politique de l'Internet et les transformations du travail à l'heure du capitalisme informationnel.

Nous remercions Période de nous avoir alertés sur l'existence de cet article et de nous avoir autorisés à en reproduire des extraits. Nous vous invitons à le lire en totalité sur le site de la revue. Xavier de La Porte

Leur modèle de conteneur se réduisait à une boîte en acier empilable pouvant être transférée par des grues spéciales des trains ou camions vers les bateaux. Mais il généra un changement spectaculaire : il permit non seulement d’économiser beaucoup de temps et d’espace requis pour charger et décharger dans chaque port mais aussi de se passer d’un nombre immense de travailleurs portuaires. Les syndicats à travers le monde tentèrent de combattre le processus  ; en 1980 le Syndicat international des débardeurs défendait devant la cour suprême ce qu’il considérait comme son droit de décharger les cargaisons sur les docks. Bien sûr, il échoua.

Aujourd’hui, la circulation globale des marchandises repose sur le conteneur maritime standardisé. 90% des marchandises hors vrac circulent en conteneurs. L’unité de standard est l’EVP (Equivalent vingt pieds). Walmart importe autour de 700 000 EVP chaque année, ou en d’autres termes, environ 30 000 tonnes par jour. Un grand port comme Hambourg ou Rotterdam gère plus de 25 000 de ces conteneurs chaque jour. Cette industrie génère d’énormes profits, un port comme Hambourg par exemple a dégagé en 2014 une valeur ajoutée brute de 20 milliards d’euros. L’entreprise de conteneurs danoise Maersk compte à elle seule pour environ 20% du PNB du Danemark. Maersk exploite plus de 600 navires soit une capacité totale de 2,6 millions d’EVP, dispose de bureaux dans plus de 100 pays et d’un nombre immense d’employés. Malgré son statut d’entreprise transnationale gigantesque, elle reste méconnue comme beaucoup d’entreprises de logistique. [...]

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Conteneurs dans le port d'Hambourg
Conteneurs dans le port d’Hambourg - www.GlynLowe.com/Flickr/CC

Même si l’avènement de la logistique ne peut être expliqué par le seul conteneur, celui-ci a joué un rôle immense. Le pouvoir combiné de la standardisation et de l’intermodalité a écrasé le travail sur les docks, et permis d’énormes économies de coût et de temps et une accélération massive de la circulation. Ainsi, le conteneur et son infrastructure globale constituent des présupposés de la globalisation telle que nous la connaissons. [...]

L’algorithme ou la seconde révolution

Pour simplifier, on pourrait affirmer que l’informatisation de la logistique implique une seconde révolution logistique qui bouleverse une nouvelle fois l’industrie et avec elle le capitalisme globalisé de manière spectaculaire. La numérisation de la logistique comprend une multitude de dimensions comme les logiciels d’expédition, les progiciels de gestion intégré (PGI), le GPS, le code-barres, les technologies plus récentes de radio-identification (RFID) et les infrastructures associées. Tous ces éléments constituent autant de technologies pour organiser, capturer et contrôler le mouvement des personnes, de la finance et des choses. [...]

Ces systèmes restent relativement fermés et opaques y compris pour les personnes qui les opèrent. Même si les architectures systèmes sont parfois incroyablement complexes, elles suivent une certaine logique qui tend à abstraire et standardiser. Les protocoles, les paramètres, les standards, les normes et les références jouent un rôle clef dans l’organisation des marchandises et du travail vivant par des systèmes de management semi-automatisés. Ainsi, nous devons comprendre ces systèmes comme des «  boîtes noires algorithmiques  » ayant également une multitude d’implications pour l’organisation de la politique et du travail.

L’exemple des PGI

Les progiciels de gestion intégré (PGI) illustrent bien l’importance de la gouvernance algorithmique. Il s’agit de plateformes numériques en temps réel qui intègrent en un programme toutes les fonctions d’une entreprise telles que le management financier, la logistique, les ventes et la distribution, les ressources humaines, le management des matériaux et le planning des flux de travail. Ce type de software spécialisé pour la gestion de la chaine d’approvisionnement est généralement un logiciel propriétaire extrêmement cher produit par une poignée d’entreprises.

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L’entreprise allemande SAP constitue un des joueurs les plus importants. Elle affirme fournir ses logiciels variés à 87% des entreprises du classement Forbes Global 2000. D’après Martin Campbell-Kelly, si les PGI produits par SAP venaient à disparaitre, «  l’économie industrielle du monde occidentale serait immobilisée, et il faudrait des années pour que des substituts puissent colmater la brèche dans l’économie en réseau. Si les produits de Microsoft se vaporisaient en une nuit, cela prendrait seulement quelques jours ou semaines pour trouver des substituts, et la disruption économique serait modeste. »

Un hub UPS fait plus de calcul que la Bourse de New York

[...] Des logiciels tels que les PGI incorporent une quantité massive de données portant à la fois sur des processus internes tel que le travail, les stocks, les finances, etc., ainsi que sur des facteurs externes tels que la météo, le coût du carburant ou les fluctuations de devises. Le programme qui gère le «  Worldport  », un hub UPS à Louisville, Kentucky, coûte des centaines de millions de dollars et effectue deux fois plus de calculs en une heure que la bourse de New York en une journée d’échanges boursiers intense, comme l’affirme Kasarda et Lindsay dans leur livre « Aeorotropolis : The Way we’ll live next ».

Les infrastructures en réseaux et les programmes tracent et pistent chaque mouvement de marchandise et de travail vivant. Aujourd’hui, chaque bien envoyé n’est pas seulement numériquement codé mais aussi rendu de plus en plus traçable, surtout grâce à la technologie RFID. Les ordinateurs de Walmart identifient plus de 20 millions de transactions chaque jour et ses centre de données tracent quotidiennement plus de 680 millions de produits distincts, comme le rapporte Dyer-Witheford dans « CyberProletariat, Global Labour In The Digital Vortex ».

Par ce biais, Walmart exerce sur ses fournisseurs une pression afin d’équiper tous les produits de puces RFID permettant de tracer les produits du champ à la table du client. Tandis que le code-barres standard autorise seulement le transfert d’informations relativement simples concernant des classes d’objets (Pasta, 1,95 euro), la RFID rend possible l’identification de chaque objet. Inventée dans les années 1990, la RFID peut transférer de l’information portant sur l’histoire et les propriétés d’un objet donné (à distance dans la mesure où l’étiquette n’a pas besoin d’être dans la ligne de visée du lecteur). Combinée à l’infrastructure informationnelle et aux centres de données, elle permet de suivre la trajectoire des objets à travers le temps et l’espace d’une manière inédite. [...]

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La production et la logistique contrôlées par des infrastructures algorithmiques incorporant de grands ensembles de données et la mesure en temps réel de tous les mouvements de biens et de travail vivant génèrent une énorme accélération de la circulation. Ceci affecte bien sûr massivement les conditions de travail. Si vous parlez à de vieux travailleurs en logistique, quel que soit le secteur, tout le monde évoquera l’accélération ininterrompue de la vitesse de circulation qui a changé l’industrie de la logistique dans les trente dernières années et, en conséquence, les conditions du travail en logistique.

Le travail, mort et vivant

Il est très facile d’oublier le travail quand on traite de la logistique, en particulier si l’on devient fasciné par les infrastructures et technologies gigantesques de cette dernière. La quantité de travail mort incorporée dans le capital constant tel que les grues, les bateaux, les ports et les conteneurs semble réduire le travail vivant à l’état de nain. Cependant, comme nous le savons tous, le capital ne peut pas vivre sans exploiter le travail vivant et le travail reste un facteur important en logistique. UPS emploie par exemple 395 000 personnes soit presqu’autant que l’armée américaine. En dernière instance, la logistique contemporaine incarne sûrement «  le fantasme selon lequel le capital pourrait exister sans le travail  » comme l’affirment Harney et Moten. Mais il ne le peut pas et ne le pourra jamais. [...] 

Dans le cas de la numérisation, il est frappant de voir comment l’organisation algorithmique de la logistique intensifie le contrôle des travailleurs individuels afin d’augmenter la survaleur relative. Les conducteurs UPS voient chacun de leurs déplacements tracés par une multitude de senseurs situés dans leur camion de livraison et sont mis en concurrence les uns avec les autres. Chaque mouvement, chaque pause peut être scruté. Les travailleurs des entrepôts d’Amazon travaillent avec un appareil portatif qui les guide à travers l’entrepôt. Ce dispositif trace chaque pas et peut déclencher une alarme chez le «  leader d’équipe », au cas où un travailleur serait inactif pendant une période prolongée. Des objectifs journaliers et des standards à atteindre, tous contrôlés et organisés par un logiciel, sont fixés. [...]

Tout sauf ininterrompu

La circulation ininterrompue et transparente constitue peut-être le but de la logistique mais en réalité il s’agit là davantage d’un fantasme productif que d’une réalité. Il existe une multitude de dysfonctionnements, d’obstacles et de nombreuses formes de différence qui font que la logistique globale est tout sauf une machine fonctionnant de façon ininterrompue. [...] Par conséquent, la production de l’espace à travers la circulation logistique globale de marchandises évolue et se fragmente en permanence et est constamment traversée de contradictions, à la fois interne et externe au rapport capitaliste.

La plus importante de ces contradictions, celle du capital et du travail, a récemment regagné en visibilité. Le secteur logistique a été frappé par une vague de conflits ouvriers dans les dernières années. De la fermeture du port d’Oakland – on peut argumenter qu’il s’agissait là du moment le plus puissant de tout le mouvement Occupy – à Hongkong ou Valparaiso. En Europe, on peut mentionner les luttes des travailleurs d’Amazon en Allemagne, Pologne ou France ou les luttes militantes et puissantes de travailleurs migrants dans les hauts lieux logistiques de l’Italie du Nord. Si ma proposition s’avère exacte, à savoir que la circulation des marchandise n’a jamais été aussi importante et que la logistique constitue un secteur plus crucial que jamais pour l’accumulation globale du capital, c’est aussi une bonne nouvelle pour les travailleurs des docks, des navires, des entrepôts et des camions. En effet, parallèlement à l’importance croissante de leur travail pour le capital, leur pouvoir de négociation s’est accru de façon significative.

Traduit de l’anglais par Memphis Krickeberg.

Lire le texte dans sa totalité sur le site de la revue Période.

Moritz Altenried, chercheur
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