Numérique : la représentation spatiale en question

En quelques années, estime Henry Grabar (@HenryGrabar) dans l’excellent CityLab (@CityLab), les technologies de localisation ont considérablement transformé notre capacité de repérage spatial.

En 2011, rappelle-t-il, seulement 35 % des Américains avaient un smartphone. Ils sont 61 % en 2013. Et les trois quarts l’utilisent pour trouver leur chemin via des services de localisation. En juin 2014, un Américain sur 5 utilise Google Maps. Un sur huit Apple Maps. Et ce, sans compter toutes les voitures qui utilisent des systèmes GPS. Et dire qu’en 2000, on pensait encore que le GPS serait réservé aux marins et aux randonneurs…

Le problème est que les cartes numériques transforment notre capacité à nous repérer spatialement, estime Grabar. Nos cartes cognitives sont des mécanismes complexes qui assemblent des points de repère et des routes. Lorsque les gens doivent planifier un itinéraire, ils construisent une représentation mentale selon une séquence de points de repère, rappelle le professeur de géomatique australien Stephan Winter. Le GPS, lui, n’en a cure. Tant et si bien que la perte de notre capacité de repérage spatiale, son déport dans nos mémoires numériques, commence à inquiéter les experts.

La perte de nos cartes cognitives

Pourtant, s’orienter n’a jamais été aussi facile. Les tableaux de bord de nos GPS s’avèrent reposants et permettent de mieux se concentrer sur la conduite. Mais plusieurs études soulignent que la navigation par GPS a généralement un effet néfaste sur la capacité des utilisateurs à se souvenir des environnements qu’ils ont traversés ou à reconstruire le parcours d’une route. Toru Ishikawa, géographe et cogniticien comportemental à l’université de Tokyo estime que les utilisateurs de GPS subissent une perte de mémorisation de leur parcours de l’ordre de 20 % par rapport à ceux qui n’utilisent pas le GPS.

NorwayStreetView
Image : image extraite de Google Street View par l’artiste canadien Jon Rafman qui a collecté et rassemblé sur un site puis dans un livre les images les plus étranges prises par les voitures cartographes de Google.

Cette nouvelle déficience soulève des questions qui vont au-delà de l’anthropologie urbaine. La pensée spatiale nous aide aussi à structurer, intégrer et nous rappeler des idées. C’est une compétence fondamentale. Une étude avait ainsi montré que les chauffeurs de taxis londoniens avaient un hippocampe – un élément de la structure du cerveau très impliqué dans le repérage, la navigation et la mémorisation spatiale – plus développé que la moyenne. Une autre étude avait montré que les gens ayant un hippocampe développé ont tendance à naviguer avec des cartes cognitives complexes, alors que ceux qui ont un hippocampe peu développé ne mémorisent que des directions.

« N’est-ce pas ironique ? Plus il est facile pour moi de savoir où je vais, moins je me souviens comment j’y suis arrivé ! En tant que consommateur soucieux de mon développement cognitif, devrais-je rationner mon accès aux outils de navigation comme je dois me rappeler de prendre l’escalier plutôt que l’ascenseur ? »

Nous n’avons jamais été aussi mauvais en repérage spatial, et pourtant, nous n’avons jamais été autant confronté à des cartes et des visualisations !

La carte qui s’ajuste à la position exacte de l’utilisateur élimine une part importante de l’effort mental nécessaire à sa lecture. Les systèmes de navigation mobile fonctionnent comme des oeillères, réduisant le paysage à la largeur de la rue. Mais c’est aussi le cas de bien des cartes physiques. Les plans de métro simplifient toujours la ville en représentant les emplacements de stations de manière schématique et relative. Combien de citadins seraient capables de tracer le chemin d’une ligne de métro sur un plan de la ville ?

Nous n’avons jamais été aussi mauvais dans le repérage spatial, et pourtant, nous n’avons jamais été autant confronté à des cartes et des visualisations ! Pour le cartographe et collectionneur de cartes David Rumsey, la dynamique numérique devrait pourtant rendre les gens géographiquement plus lettrés. Alors que pour les cognitivistes, les cartes connectées diminuent notre talent pour la perception, la cognition, la résolution de problèmes, force est aussi de reconnaître qu’elles nous aident à explorer le monde comme jamais. Les cartographies numériques rendent les systèmes urbains plus accessibles, plus détaillés, permettant d’en avoir une meilleure représentation mentale, comme quand on va voir sur l’internet un lieu que décrit un roman. Les cartes favorisent une connaissance précise des distances entre les lieux, tandis que l’expérience directe aide les gens à estimer les distances réelles entre des lieux imaginaires, estime Ishikawa. Dit autrement un changement est en cours qui nous conduit à avoir une vision plus universelle de la ville, moins personnelle, exposés que nous sommes à une cartographie commune et plus riche en détail que la réalité.

EclatUtahImage : Image extraite de Google Street View par Olivier Hodasava, auteur d’un site puis d’un livre, Eclats d’Amérique, un ensemble de nouvelles écrites depuis des images tirées de Google Street View. Qui rappelle le Google Demo Slam (vidéo), cette traversée des Etats-Unis par deux étudiants réalisée uniquement via Google Street View en 90 heures et plus de 100 000 clics.

Pour Henry Grabar, ne sonnons pas trop tôt le glas de la navigation spatiale. Le GPS demeure certes un outil maladroit. Trop souvent, il concentre le trafic sur les voies les plus simples et les plus accessibles, préférant mathématiquement un itinéraire plus court (en distance comme en temps) mais plus chargé à un autre à peine plus long, mais déserté. Les algorithmes ont également encore bien du mal à calculer l’errance urbaine, mais de nombreuses applications de niches ou artistiques s’intéressent à ces enjeux… à l’image de l’application imaginée par le designer Tom Loois qui cartographie les rues que vous avez déjà empruntées pour vous proposer de nouveaux itinéraires. Peut-être finiront-elles pas s’avérer plus intéressantes que celles que nous proposent les leaders du secteur.

Une nouvelle corporalité pour le numérique

Reste que la question du défaut de repérage spatial n’est pas présente que dans la cartographie. Récemment, je pointais sur LaFeuille une étude sur la lecture numérique, qui montrait que si la dématérialisation du support n’a visiblement pas d’impact réel sur notre capacité à mémoriser une intrigue, à la comprendre dans son ensemble et dans le détail, elle semble perturber par contre notre capacité de repérage spatio-temporel, à la fois dans le déroulé du livre et dans le déroulé de l’histoire, l’un semblant impacter l’autre.

L’un des coauteurs de l’étude, Jean-Luc Velay du laboratoire de neurosciences cognitives de Marseille, rappelait que « en général, les nouvelles technologies minimisent l’investissement corporel. Faciliter la vie des individus consiste souvent à réduire l’énergie physique dépensée ». Et cette réduction d’investissement corporel a certainement un impact cognitif que nous ignorons. Pourquoi ? Parce que nos processus cognitifs ne sont pas abstraits, détachés du corps, comme voudraient le croire les transhumanistes. Ils sont profondément ancrés dans nos activités corporelles. « Nos mouvements, nos façons d’agir dans l’espace, nos déplacements aident nos processus cognitifs. En réduisant l’activité corporelle, comme nous le proposent les technologies, ne risque-t-on pas de faire régresser les représentations cognitives qu’on se construit ? » C’est ce que les chercheurs appellent la cognition incarnée (embodied cognition), qu’évoquait également il y a peu Rémi Sussan.

Mais nos écrans et les postures que nous sommes obligés de prendre pour travailler avec, posent également des questionnements similaires :

« Nos corps qui s’affaissent derrière nos écrans nous le réclament déjà. La lecture en marchant se révélera-t-elle plus efficace sur la cognition que la lecture assise ou debout, comme le montre actuellement plusieurs études qui réévaluent la fonction cognitive de la marche. L’engouement pour les tapis de marche, les bureaux assis/debout et les gadgets (comme Cubii) qui permettent de faire des efforts tout en restant assis (voir le dossier que consacrait le Monde à ce sujet) sont-ils un moyen de redonner de la corporalité à ces technologies qui nous en enlèvent ? »

Nous sommes confrontés à un faisceau de questions qui montrent que nos outils numériques doivent penser leur corporalité.

Nous avons besoin d’appareils de lecture, de systèmes cartographiques électroniques, d’ordinateurs qui réintroduisent de la corporalité… c’est-à-dire capables de compenser l’absence de physicalité de nos outils numériques. C’est en tout cas là, un enjeu de conception de demain. Nos outils numériques doivent apprendre à mieux mobiliser notre corps. Peut-être d’une manière radicalement différente de la pratique dont nous ont habitués nos pratiques prénumériques. Mais c’est une piste bien plus stimulante que la guerre des supports, papier contre numérique.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Article passionnant, merci.

    A titre personnel, étant doté d’un sens de l’orientation assez médiocre, le système GPS est une aubaine. Je me sens alors « augmenté », pour peu que je l’utilise avec discernement bien sûr (toute machine étant à l’image de son créateur, pleine de défauts).

    Quant à l’étude sur la lecture numérique que vous mentionnez. Bien que sérieuse, elle me semble assez peu fiable au vu du panel choisi. Et puis, ne serait-ce pas le fait que la majorité des étudiants concernés n’avaient pas l’habitude de lire en numérique qui aurait joué un rôle dans le résultat obtenu ?

    Enfin, lire en marchant ou travailler sur un tapis de marche : encore faut-il pouvoir faire ces deux choses en même temps. Lorsqu’on est plongé dans l’histoire ou bien concentré intensément sur un problème, il est difficile de ne pas immobiliser son corps, toute l’énergie étant réclamée par le cerveau.

    En réalité, il y a bien deux problématiques distinctes :

    – Comment moins déléguer nos capacités cognitives à nos outils numériques, qui n’ont pas vocation à les remplacer mais à les étendre ?

    – Comment mieux exploiter notre corps physique actuel dans la conception de nos outils numériques ?