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Interview

Peter Senge : « L'intelligence collective se construit dans l'action partagée. »

Pour Peter Senge, professeur au MIT et spécialiste des organisations, le partage d’expériences et la collaboration entre individus, entreprises ou ONG sont la clé de la créativité et du progrès. Une interview à lire aussi dans Enjeux Les Echos, avril 2014.

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Peter Senge

Par Pascale-Marie Deschamps

Publié le 30 mai 2014 à 09:56

Enjeux Les Echos – Il y a vingt-cinq ans, vous lanciez, avec votre livre La Cinquième Discipline, le mouvement de l’entreprise apprenante. C’était aussi les débuts d’Internet. Quel bilan faites-vous de ce quart de siècle ?

Peter Senge – Entre la diffusion d’Internet et la globalisation, l’environnement des entreprises et les entreprises elles-mêmes ont profondément changé. Mais les idées à la base de cet ouvrage restent d’actualité car les ressorts profonds de la créativité, eux, sont restés les mêmes. Créer une nouvelle entreprise ou lancer un projet, par exemple, requiert toujours autant de mobiliser l’imagination et l’intelligence collective. Les nouvelles technologies n’ont pas supprimé le besoin des individus de communiquer et de se faire comprendre pour travailler ensemble. Elles peuvent faciliter et élargir cette communication et cette compréhension mais aussi bien la gêner, en perturbant les rythmes naturels des inter­actions humaines qui ont mis des centaines de millions d’années à s’ajuster dans la manière de parler, d’écouter, de se mouvoir. Les choses vont certes plus vite, mais plus superficiellement aussi. Pour autant, on ne peut pas les accuser de tout. S’adapter est le propre de tout organisme vivant. On a pu être surpris par la chute rapide d’entreprises telles que Kodak, mais elles étaient en difficulté depuis longtemps.

Dans La Cinquième Discipline, vous vous intéressiez à la complexité interne des entreprises. Aujourd’hui en revanche, vous travaillez sur leur environnement. La complexité viendrait-elle désormais de l’extérieur ?

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P. S. –Complexité des organisations et complexité de leur environnement sont en fait intimement liées. En réalité, je travaille depuis longtemps sur la manière dont on peut obtenir des résultats profonds sur des sujets dits systémiques. J’ai fait partie du groupe « dynamique des systèmes », fondé au MIT en 1956 par Jay Forrester, dont les travaux ont permis de modéliser les interactions entre l’environnement et la croissance qui ont structuré The Limits to Growth – Halte à la croissance ?, le rapport du Club de Rome publié en 1972. J’ai ensuite beaucoup travaillé avec les entreprises parce que ce sont des organisations souples et réactives, réellement motivées par les résultats. Puis, avec le temps, j’ai pu élargir mes interventions à des questions plus larges, par exemple à la manière dont les secteurs industriels fonctionnent et pas seulement telle ou telle entité en leur sein, puis, par extension, aux enjeux des sociétés industrielles. Et de fait, les conséquences politiques, sociales et environnementales sur la soutenabilité de la croissance, soulevées en son temps par le Club de Rome, ont retrouvé aujourd’hui une actualité aiguë.

La soutenabilité de la croissance ne relève-t-elle pas davantage du débat politique et de l’action publique que du management des entreprises ?

P. S. – Pas seulement. A cause de leur ancrage national, les gouvernements sont en fait mal outillés et mal à l’aise pour traiter ces questions transversales, sans même parler de les résoudre. Mais il existe d’autres voies. Des solutions peuvent émerger lorsqu’un sujet commence à susciter un consensus au sein d’un secteur industriel. C’est ce qu’on appelle « la collaboration préconcurrentielle ». On en a un exemple frappant dans l’industrie agroalimentaire. Depuis une dizaine d’années, on parvient à faire travailler ensemble des géants, par ailleurs en concurrence frontale, pour améliorer la qualité sociale et environnementale de leurs chaînes d’approvisionnement. Car, in fine, ces entreprises sont toutes dépendantes des ressources qu’elles utilisent : eau, sols, matières premières, agri­culteurs, etc. Parallèlement, sécurité alimentaire et qualité de l’alimentation sont devenues des sujets cruciaux pour l’opinion publique. Lorsque la prise de conscience devient partagée par les entreprises comme par l’opinion, alors les choses bougent.

Comment fait-on pour accélérer le changement de comportements humains façonnés par des milliers d’années d’évolution ?

P. S. – Ces changements prennent en effet du temps alors que le temps manque. C’est notamment le cas de la transition énergétique. Nous sommes très en retard au regard de l’urgence climatique. Faute d’un ajustement plus rapide, nous allons au-devant de grands désordres sociaux. Aujourd’hui, 1 milliard d’humains n’ont pas d’accès à l’eau potable. Ils seront le double d’ici 2020 et quatre fois plus en 2030, si rien n’est fait. Ce qui représentera la moitié de la population mondiale. Face aux ruptures qui s’annoncent, il s’agit de mettre en place des processus solides d’aide au changement. En l’occurrence, les nouvelles technologies peuvent y aider. Partout dans le monde, des individus, des entreprises, des organisations imaginent et testent des solutions. Les plates-formes d’échanges permettent de relier ces différentes pièces du puzzle et de faire levier pour les diffuser le plus largement possible.

Auriez-vous un exemple de mise en œuvre d’un tel processus de changement à grande échelle ?

P. S. – Le meilleur exemple industriel que je connaisse est celui du Global Sustainable Food Laboratory que j’évoquais plus haut. Il réunit à ce jour 60 à 70 des plus grandes entreprises mondiales de l’agroalimentaire (Mars, Unilever, Nestlé, etc.) et de grandes ONG internationales. Ensemble, elles ont mis en place des procédures de pilotage des ressources en eau, céréales, etc. pour améliorer qualité et soutenabilité. Il a fallu une dizaine d’années pour en arriver là. Au démarrage, rapprocher ces organisations était une idée assez révolutionnaire. On a commencé avec Unilever et Oxfam, et deux ans plus tard, le groupe comptait déjà une vingtaine d’entités. Depuis, le réseau est devenu une sorte d’incubateur à projets qui concourent à modifier la manière d’appréhender la chaîne d’approvisionnement, des villages de fermiers et pêcheurs aux hypermarchés. Toutes les entreprises participantes ont désormais adopté des chartes et recommandations. Cependant, chacune a élaboré son propre référentiel et tente de l’imposer, sans concertation en amont, à des fournisseurs qui ont souvent les mêmes clients. La prochaine étape importante sera donc d’établir des référentiels communs par région de production. En février dernier, les partenaires ont accepté d’y travailler sur deux régions pilotes d’Amérique du Nord. A terme, on espère pourvoir élargir le cercle à une douzaine de régions dans le monde.

D’autres secteurs industriels ont-ils adopté une démarche similaire ?

P. S. – J’aimerais pouvoir en citer trois ou quatre autres, mais je n’en connais pas d’aussi avancés. Il y a des initiatives dans l’énergie, mais elles n’ont pas atteint la taille critique. Dans l’agroalimentaire, les principaux acteurs sont désormais convaincus qu’ils doivent changer leur manière de faire. Les symptômes de dysfonctionnement sont désormais visibles et l’opinion publique avertie. Le consensus est beaucoup moins net dans l’énergie. Or si les entreprises peuvent aider au changement, elles peuvent aussi le bloquer. Il y a sans doute encore trop d’argent à gagner dans les énergies fossiles et un pouvoir très concentré entre une poignée d’acteurs clés pour qu’un consensus émerge et que s’enclenche réellement la transition énergétique. L’urgence est pourtant là.

Vous avez aussi fondé le réseau Society for organizational Learning (SoL), dont le prochain congrès se tient à Paris au mois de mai (1) et où vous serez présent. Quel rôle joue-t-il dans ces changements que vous appelez de vos vœux ?

P. S. – SoL a été un des premiers réseaux créés autour des idées de changement systémique, afin de doter les individus et les organisations d’outils et de concepts pour enclencher ces dynamiques. Il est aussi amené à collaborer et à échanger avec d’autres réseaux apparus depuis, comme celui du Presencing Institute qui utilise des outils proches, tels la Théorie U. Cette technique de modification des compor­te­ments est née aux Pays-Bas et a été développée au MIT par Otto Scharmer (2) avec qui j’ai travaillé notamment pour constituer le Food Lab. Il s’agissait de faire travailler ensemble une quarantaine de personnes issues d’une vingtaine d’entreprises et ONG, chacune ayant sa propre vision des choses. L’une des étapes est de faire en sorte que chacun puisse apprécier la réalité telle que les autres la voient. On y parvient avec ce qu’on appelle le peer shadowing. Par exemple, un militant d’ONG accompagne un cadre dans son entreprise ; des binômes cadre-militant partent sur le terrain plusieurs jours, etc. Puis, ils s’attellent à des projets pilotes. Immersion dans la réalité de l’autre et projection dans l’action : ce sont ces expériences sensibles et émotionnelles qui petit à petit permettent de construire une réalité partagée et de changer.

(1) Du 19 au 21 mai, Cité internationale universitaire, www.solfrance.org/sol-global-forum-english/

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(2) Auteur de Leading from the Emerging Future : From Ego-System to Eco-System Economies, Berrett-Koehler, 2013.

Né en 1947, Peter Senge dirige le Center for organizational Learning (Centre pour les organisations apprenantes) de la business school du MIT. Il y a été membre du groupe « dynamique des systèmes », qui a travaillé pour le rapport du Club de Rome. Il est le fondateur du réseau Society for organizational Learning (SoL).

Propos recueillis par Pascale-Marie Deschamps, pour Enjeux Les Echos

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