Dans la famille, la devise est : « excellence et discrétion ». De l'école primaire au lycée, j'ai été une petite souris binoclarde avec un appareil dentaire, de grandes cannes maigres, toujours habillée de gris ou de bleu. Souvent harcelée par les petits caïds de cours de récré, les grandes gueules et les élèves « populaires », j'avais la trouille d'être repérée, vannée. Bonne élève, j'étais aussi chahutée, les garçons ayant du mal à se laisser doubler par une fille introvertie et pas spécialement mignonne. J'étais incapable de les faire taire, mais ce qui m'a sauvée, tout au long de mes études, c'est qu'étant excellente en maths j'achetais ma tranquillité en faisant bénéficier les autres de mon « adresse ».

Vidéo du jour

C'est après le bac, en classes prépas, que je prends confiance en moi. Je me rends compte qu'à résultats égaux j'en fais moins que les autres et, surtout, je ne suis pas stressée. Du coup, j'acquiers une sorte de prestige de « nerd », de grosse tête. Entre-temps, je me suis délestée de mon appareil et de mes lunettes, et ma maigreur est devenue minceur. Sans être une top-modèle, je plais, surtout dans cet environnement assez ingrat de forts en algèbre. Ensuite, j'intègre une école d'ingénieurs, puis une prestigieuse université américaine. Après quatre ans passés dans un important groupe industriel aux Etats-Unis, je suis une machine de guerre : créativité, efficacité et autorité. Lorsqu'ils viennent me voir, mes parents et mes sœurs me reconnaissent à peine – y compris physiquement, avec mon look d'« executive woman » sophistiquée.

Patron tyrannique et exigence du meilleur

Mais j'ai le mal du pays, et je décide de rentrer à Paris. Je dispose d'un bon réseau, je suis donc rapidement embauchée dans un groupe de luxe. Je redécouvre le plaisir d'une ville à taille humaine, des rapports humains moins spontanés mais plus profonds aussi… bref, le côté « village » de Paris. Je découvre aussi le gouffre entre la relation au travail des Français et celle des Américains. Je m'étonne d'entendre parler aussi souvent de week-ends et de vacances, de récup, de souffrance au travail… J'intègre ces données pour faire avec mais, en tant que directrice du pôle recherche et développement, je m'étonne un peu des résistances au changement que je rencontre.

Mon équipe se compose de cinq personnes, dont Vinciane, mon assistante, une femme chaleureuse, hyper-efficace, qui se dépense sans compter, elle est formidable. En revanche, je ressens une certaine froideur de la part des autres. Nous sommes une équipe de travail, pas une bande de copains. Je pose la règle : je veux le meilleur de chacun, un investissement massif et « pas de plaintes sans vrai problème ». Je saurai plus tard que cette phrase a signé mon arrêt de mort. Au début, je remarque des visages tendus, ce que je prends pour du bon stress. Je me trompe, évidemment. Je suis au bureau dès 7 heures, je le quitte à 20 heures. Entre-temps, je multiplie les rendez-vous, les réunions, les « débriefs » avec mon supérieur. Je trouve que tout va trop lentement et qu'on passe trop de temps à parler organisation.

L'affectif est envahissant : il faut sans cesse ménager les susceptibilités, et cela m'épuise.

Je choisis de me défaire de deux responsables, avec l'accord de ma direction, et cela ne se passe pas très bien. Y compris avec Vinciane, qui était amie avec un des deux licenciés. J'assume. La directrice des ressources humaines me conseille de faire preuve de davantage de rondeur, et je lui réponds que je préfère traiter les salariés en adultes plutôt que comme des enfants. Pour moi c'est une question de respect. Elle insiste sur les spécificités de la culture d'entreprise française : « Ici ça ne se passe pas comme aux Etats-Unis. » J'abrège l'échange.

Patron tyrannique, moines soldats et guerre froide

Cinq mois plus tard, je suis toujours en poste et les premiers résultats me déçoivent. Ma direction est moins sévère, mais je leur en veux de leur complaisance, et ils doivent le sentir. Un de mes patrons me dit : « Vous devriez relire L'art de la guerre de Sun Tzu, Lucille. » Je lui rétorque que je le lis tous les soirs en version originale, ce qui est vrai. Son sourire se fige : « Alors c'est parfait. » Avec le recul, je mesure mon arrogance, alors qu'à ce moment-là j'étais persuadée d'être le bon soldat, totalement investi dans son entreprise-patrie.

J'informe mon équipe de ma déception, j'engage de nouvelles personnes – des « moines combattants », m'assure un chasseur de tête. Mes trois recrues font corps avec moi et font décoller le service. Ils sont brillants, cassants. Vinciane me fait part à plusieurs reprises des conflits qui apparaissent dans mon pôle. Je lui dis de ne pas confondre conflits et compétition, et j'en profite pour lui faire remarquer qu'elle s'est un peu endormie sur ses lauriers. Je la vois rougir violemment. Dès le lendemain, elle arrive plus tôt et part plus tard, mais entre nous les choses ont changé, elle est plus distante.

Vient le jour où je dois me séparer d'une ancienne : j'ai identifié le problème, ma direction est tiède mais donne son aval. C'est le tollé dans l'équipe, qui adresse à la direction une motion de défiance contre moi. Ils sont fermement renvoyés dans leurs bureaux. Quelques mois plus tard, les résultats me donnent raison, ma direction me félicite et j'ai des ailes aux pieds. Mais désormais c'est la guerre froide. Je suis de plus en plus seule et lassée de la « mollesse » de ma direction, que je trouve trop frileuse. Et puis l'homme que je vois depuis quelques mois met fin à notre relation. Il est nommé en Amérique du Sud et il repart de zéro, me dit-il sans états d'âme.

Une renaissance nécessaire

J'accuse le coup, mais Vinciane fait soudain un « burn out ». Elle hurle, m'accuse, m'insulte, me traite d'esclavagiste. Elle est hospitalisée. Je suis K-O debout. Les regards me clouent au pilori. Ma direction est consternée. On me conseille de prendre des congés, car cela fait un an et demi que je « cravache » sans relâche et que, je les cite, « j'épuise mes troupes ». Je pose des congés. Vinciane ne veut plus de contact avec moi. A ce moment-là, quelque chose craque en moi, je pleure pendant toute la nuit.

Je me sens seule, cassée, détestée. J'ai tout raté : ma vie sentimentale, ma vie professionnelle. Bonne pour la casse. Fichue.

Je réalise alors que j'ai traité les gens comme des pions. J'éprouve un dégoût de moi qui me terrifie. Et puis, comme par hasard, j'ai un accident de voiture. Immobilisation, réflexion, introspection. C'est décidé, je vais quitter le groupe. Ma direction cherche à me retenir, me propose des coachings en management. Je refuse. Je veux recommencer depuis le début dans un groupe plus petit, me donner la chance d'être meilleure avec moi-même et, surtout, avec les autres. L'année suivante, je travaille pour une nouvelle entreprise. Je suis comme une écolière avant la rentrée. J'ai peur, mais ma vulnérabilité assumée me porte et, paradoxalement, me rassure. Je sais que je vais utiliser autrement mes compétences et celles des autres. Le mot « équipe » prend tout son sens. Je ne lis plus Sun Tzu. Je ne suis plus en guerre. J'ai mis des mois avant de ne plus avoir honte. Ce que j'ai vécu il y a deux ans me semble toujours appartenir à la vie d'une autre. C'était, a dit mon thérapeute, « un de mes moi possibles ». Un parmi d'autres ; pas le plus glorieux, c'est certain.

Propos recueillis par Sophie Nguyen. 
Envoyez-nous un résumé de votre histoire. Si elle est publiée, elle sera rémunérée. Contact : cgoldberger@ gmc.tm.fr ou Corine Goldberger, Marie Claire, 10, bd des Frères-Voisin, 92792 Issy-les-Moulineaux cedex 9.