Jonathan Nossiter et Antonin Iommi-Amunategui, les insurgés du vin naturel

Militants en faveur d'une viticulture qui respecte les sols et l'homme, ces deux spécialistes du vin libre appellent à une prise de conscience des médias comme des Etats. Et débattent de la création d'un statut, pour le sauver de la récupération commerciale.

Par Jérémie Couston

Publié le 17 janvier 2016 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h22

Autour d'un mauzac de Bernard Plageoles (vin pétillant de Gaillac) puis – les lascars sont bavards – d'un vin d'œillades de Thierry Navarre (cépage oublié du Languedoc), nous avons réuni Jonathan Nossiter et Antonin Iommi-Amunategui pour deviser de leur passion commune pour le vin naturel. Depuis une dizaine d'années, à travers ses films (Mondovino, en 2003, Résistance Naturelle, en 2014) et ses livres (Le Goût et le pouvoir, Insurrection culturelle, coécrit avec Olivier Beuvelet), Nossiter dénonce les ravages de la viticulture « conventionnelle » et défend avec opiniâtreté cette minorité de vignerons éthiques et joyeux qui ont fait le choix de désobéir aux diktats de l'agrochimie. Un constat partagé par le journaliste Antonin Iommi-Amunategui, organisateur d'événements festifs (salon Rue89 des vins, Nuits des vins nus) et auteur d'un court mais percutant Manifeste pour le vin naturel. Tous deux s'accordent pour dire que l'exemplaire combat des vignerons naturels devrait se propager à la société toute entière. Explications.

Le monde du vin est en crise, comme l'ensemble de la France agricole. Comment l'analysez-vous ?

J.N. : Au-delà de cette crise, plus personne ne peut nier l'ampleur du désastre écologique qui est en cours. Cette crise domine l'entrée dans le troisième millénaire. Il n'est pas d'autre défi. Imaginer qu'on puisse discuter d'autres enjeux est un leurre. Avec le réchauffement climatique, on évoque la possibilité de la disparition de l'espèce humaine, ni plus ni moins, si on ne change pas de manière radicale et totale notre façon de traiter la terre et la mer. C'est La Sixième Extinction dont parle Elizabeth Kolbert. La seconde catastrophe, c'est celle de la scène culturelle, cinéastes, écrivains, profs, journalistes... Même si la plupart des acteurs culturels essaie de résister au nivellement du marché, seuls quelques films stéréotypés remplissent les salles, les journaux ne se vendent plus, l'école est à la peine. La mort de la presse écrite est en marche, comme l'est celle du cinéma traditionnel, de la pellicule. Il faut d'urgence trouver un moyen de se réinventer, de rémunérer les artisans de ces métiers afin qu'ils puissent vivre dans la dignité, en évacuant la quête de la gloire et de la richesse qui a fait tant de mal au monde des arts et qui a transformé certains de nos confrères en banquiers.

En quoi l'exemple des vignerons naturels représente-t-il un espoir ?

J.N. : Depuis une dizaine d'années, je vois naître un mouvement d'agriculteurs, de paysans, de néo-paysans, qui à mon avis, propose un modèle d'insurrection, de renaissance, pour aborder ces deux problèmes en même temps. Dans le mouvement du vin naturel, ce qui m'intéresse, c'est le geste agriculturel. A quel point le vigneron naturel, par ses pratiques d'avant garde, peut affecter toute la chaîne agroalimentaire. La dévastation des sols depuis la Seconde Guerre mondiale, l'augmentation des cancers chez les paysans et les consommateurs, à cause de la toxicité des produits utilisés, représente un défi énorme. Les vignerons naturels sont les seuls à oser contester le modèle chimique imposé par tous les gouvernements. Il ne s'agit pas d'un mouvement idéologique mais d'un mouvement éthique, qui est fait dans la joie de vivre, dans l'amour, la paix. Ces quelques milliers de vignerons, parfois des urbains convertis en paysans, parfois des paysans qui ont eu une illumination, tous disent que leur petit geste personnel représente un acte de liberté dans un monde où l'on se sent tous dépassés. Un journaliste qui voit le nombre de ses lecteurs diminuer chaque semaine, un cinéaste ou un écrivain qui voit ses spectateurs ou ses lecteurs disparaître, un prof dépassé par ses élèves, peuvent s'inspirer de cet exemple. Ce modèle s'applique au monde agroalimentaire mais également à l'autre bout de la chaîne, aux choses de l'esprit. La grâce du vin repose là-dedans, il fait le lien entre l'alimentation du corps et l'alimentation de l'âme.

Antonin Iommi-Amunategui, auteur du Manifeste pour le vin naturel et du blog No Wine Is Innocent.

Antonin Iommi-Amunategui, auteur du Manifeste pour le vin naturel et du blog No Wine Is Innocent. Florence Andrieu

Si je vous comprends bien, vous incitez artistes, journalistes et profs à l'insurrection ? A prendre le maquis ?

J.N. : Plus ou moins métaphoriquement. La liberté de ces artisans vignerons est vraiment réjouissante. Selon moi, le vin, dans son sens noble, est une expression culturelle aussi valable que le travail d'un peintre. Il incarne, exprime, transmet l'histoire de la civilisation, de son lieu et de ses désirs. Les vignerons sont les seuls acteurs culturels qui vivent simultanément dans les deux mondes, la campagne et la ville, car le vin naturel est un objet d'échange, de sociabilité et de réflexion sur le patrimoine dans la culture urbaine. En apportant leur vin en ville, ils participent au foisonnement culturel qui distingue la civilisation urbaine. Ce mouvement profondément progressiste, est la preuve qu'on peut soigner la terre avec une conscience écologique, dans le sens environnemental du terme, et que ce modèle marche économiquement. Il y a dix ans à Paris, il y avait deux endroits où boire du vin naturel, ils en existe plus de trois cents à ce jour. Il existe une anthropologie, une sociologie du vin naturel qui met en avant une certaine idée de la fraternité, du partage. Et qui a bâti en quelques années un marché alternatif vivant, fructueux, amené par des jeunes qui n'auraient jamais pensé au vin comme vecteur de plaisir, de partage et de culture.

Quand on boit du vin naturel, on fait donc de la politique sans le savoir ?

A.I.-A. : Dès 2011, quand j'ai commencé à m'intéresser au vin naturel sérieusement, j'ai tout de suite perçu que ces vignerons avaient des choses à proposer au-delà de leur propre chai. Mais je limitais leur influence à l'agriculture en générale. Je pensais que leur modèle pouvait changer l'agriculture mais je n'avais pas perçu l'aspect culturel développé par Jonathan dans son livre et dans ses films. En faisant des recherches pour écrire mon Manifeste, j'ai constaté que ce nouveau modèle d'utopie se rapprochait des TAZ.

Les TAZ, quésaco ?

A.I.-A. : Une TAZ ou Zone Autonome Temporaire, est un concept inventé par Hakim Bey, qui est le pseudonyme d'un auteur américain assez peu connu car il n'a lui-même pas cherché à le devenir. Il a souvent dit qu'il se passait d'Internet de façon à n'être ni identifié ni surveillé. Il a mis en avant ce qu'on appelle les « utopies pirates », soit des systèmes alternatifs démocratiques inventés, à la fin du XVIIe siècle, par des pirates dans des archipels des Caraïbes où ils vivaient entre eux, sans hiérarchie débilitante. Hakim Bey a conceptualisé ce système social en disant qu'on pouvait le reproduire de façon temporaire, sans calcul. Des moments à part, sans lieu formel. Ma théorie, c'est que le vin naturel est un conducteur de TAZ. Car le vin naturel est bu dans des circonstances plutôt joyeuses, par des gens qui ont un certain état d'esprit, plutôt ouverts, disposés à échanger, à se rencontrer. Si on ajoute à ça l'alcool, qui procure des ivresses particulières, car lorsqu'on boit du vin naturel, on n'est pas ivre de la même manière qu'avec n'importe quel picrate de supermarché, on touche du doigt la joie dont parle beaucoup Jonathan dans son livre.

Dix ans plus tard, en 2014, Jonathan Nossiter s'intéressait aux vignerons libres d'Italie, pionniers des vins naturels, dans Résistance naturelle.

Dix ans plus tard, en 2014, Jonathan Nossiter s'intéressait aux vignerons libres d'Italie, pionniers des vins naturels, dans Résistance naturelle. © Goatworks Films/Paula Prandini

“Quand je bois du vin naturel, je m'enivre sans jamais devenir saoul.”

Et pourquoi diable le vin naturel offrirait-il des ivresses différentes ?

J.N. : C'est chimique ! L'autre jour, je participais à un débat avec Claude et Lydia Bourguignon, qui sont un peu les parrains de ce mouvement. Ils sont parmi les seuls agronomes complètement libres car à la tête du seul laboratoire indépendant des influences de l'industrie agrochimique. Ils ont quitté l'INRA il y a trente ans en déplorant que toutes les étude étaient sponsorisées par une multinationale ayant des intérêts économiques dans le sujet qu'elle finançait. Lors du débat, un spectateur ne voulait pas boire de vin car il devait travailler le soir, et Lydia lui a dit : « Buvez donc, vous travaillerez mieux ! ». J'ai alors demandé à Claude et Lydia s'il y avait une explication physiologique à cette impression empirique que j'ai depuis une dizaine d'années que je bois du vin naturel : je m'enivre sans jamais devenir saoul. Leur réponse a été claire. Avec un vin chimique, les enzymes qui transforment l'éthanol dans le foie sont affaiblis. Avec un vin naturel, sans chimie donc sans poison, le foie parvient à métaboliser l'alcool plus vite et la sensation d'ivresse est retardée.

Quels sont les obstacles à la généralisation d'une agriculture biologique ?

J.N. : Les lobbys, les habitudes et les esprits étroits. Il ne faut pas sous-estimer la radicalité, le côté insurrectionnel, d'un mouvement qui remet en question tout ce que nous mangeons depuis cinquante ans. Beaucoup de gens essaient de dire que le vin naturel et le bio sont des trucs de bobos, que seuls les riches peuvent se l'offrir. C'est une énorme connerie. Dans les années 60, on a prétendu que l'agriculture ne pouvait pas nourrir une population en perpétuelle expansion sans l'aide de la chimie. On produit en effet quatre fois plus de pommes qu'avant, mais leur valeur nutritionnelle a dramatiquement chuté. La réalité, c'est qu'il faudrait manger vingt pommes chimiques pour obtenir autant de calories qu'une pomme de 1950. Donc une pomme vraiment biologique, produite par un paysan responsable, revient alors beaucoup moins cher. Je parle d'une pomme issue d'une agriculture paysanne et d'une petite exploitation, pas de ces ersatz de pommes bio qu'on trouve au supermarché et qui répondent à un cahiers des charges établi par Bruxelles avec la complicité des industries agrochimiques.

A.I.-A. : Quand on mange pour la première fois une pomme bio artisanale, c'est comme quand on goûte du vin naturel pour la première fois : on est déstabilisé par des arômes nouveaux, plus forts, et on ressent physiquement dans son corps que c'est plus riche, qu'on se nourrit. Alors qu'une pomme chimique sera comme une bouteille de vin chimique : bien clinquante, bien fade, fausse de l'extérieur à l'intérieur. Il faut sortir de cette ère de la fadeur. Du poison et de la fadeur.

“Je propose de créer un statut du vin naturel.”

La question de l'argent est accessoire ?

J.N. : Certaines personnes changent de portable tous les ans mais ne sont pas prêtes à payer leurs fruits et légumes cinquante centimes plus cher. Si tu ne manges pas bien, ton corps et ton âme ne sont pas nourris. Dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des restaurants, on sert des produits fades et empoisonnés par la chimie. Manger aussi mal a forcément une influence sur l'humeur. Ce que tu manges t'enlève ton énergie, te décourage. Retrouver une alimentation saine, boire des vins sains, permet de retrouver une joie de vivre. Qu'allons nous faire ? Continuer à composer avec un rouleau compresseur et participer à notre propre suicide ? Ou bien allons-nous avoir le courage de ces vignerons qui, il y a dix ans, étaient pris pour des fous, qui subissent encore des violences de la part de l'État, des institutions, des AOC, mais qui ont inventé les moyens de leur propre survie ? On ne peut pas faire disparaître Monsanto ou Carrefour mais on peut construire à côté avec éthique et intelligence.

A.I.-A. : Le vin naturel représente un millième de la production viticole mondiale, mais il a la chance d'être surexposé médiatiquement, en mal ou en bien. Les vignerons naturels ont donc une responsabilité lorsqu'ils prennent la parole et défendent leur mode de production. Je propose de créer un statut du vin naturel, qui clarifiera les choses pour les consommateurs. Et pour vraiment les clarifier, il faut se battre pour que ce soit les vignerons traditionnels qui aient à inscrire sur les étiquettes de leurs vins la liste des produits chimiques qu'ils utilisent.

Certains vignerons naturels s'opposent à une réglementation de leur breuvage...

J.N. : La force du mouvement des vins naturels, c'est d'échapper aux conventions et aux cahiers des charges. Garder sa liberté, c'est primordial. Une réglementation n'empêchera pas les vignerons chimiques de récupérer sans vergogne l'image du vin naturel comme le fait actuellement Gérard Bertrand, ex-rugbyman reconverti dans la vigne, avec ses dix-sept millions de bouteille par an. Depuis peu, il s'essaie à la biodynamie, mais une biodynamie industrielle, ce qui est contraire à l'esprit même de la biodynamie. On retrouve ses vins dans les salons Air France, cautionnés par le grand ennemi du vin naturel, Michel Bettane.

AIA : La récupération du vin naturel a commencé depuis deux-trois ans de façon profonde et très dangereuse. J'ai peur que les géants du vin chimique ne sèment la confusion chez les consommateurs. Gérard Bertrand propose une cuvée Naturae qui utilise la terminologie du vin naturel, et récupère ce que tout le monde associe au vin naturel, le sans soufre. Problème : son vin sans sulfites ajoutés n'est pas bio, et soumis à différentes techniques de stabilisation moderne, il n'a donc rien de naturel. La récupération est donc là et c'est mon seul argument pour pousser les vignerons à se fédérer. Les gros pinardiers sont en train de tâter le terrain et dès qu'ils auront su comment conquérir le public, ils vont tout dévaster. Et le vin naturel restera cantonné aux bistrots des grandes villes.

J.N. : Le seul avenir politique possible, ce sont des fraternisations, les alliances horizontales. Comme les Journées de l'illégalité joyeuse qui auront lieu à Bologne et à Lyon en 2016 ou 2017, en partenariat avec la Cinémathèque de Bologne et l'Institut Lumière, où paysans, bergers, chefs, bouchers, cinéastes, journalistes, citoyens, viendront défendre la joie de vivre éthique en consommant des produits interdits par loi car jugés non conformes aux exigences sanitaires ou technologiques imposées par les lobbys de l'agriculture chimique. A nous de prouver au système oligarchique qui nous gouverne, ce système pas encore fasciste mais certainement pas démocratique, que les lois iniques sont faites pour être bafouées.

A lire

Insurrection culturelle, de Jonathan Nossiter et Olivier Beuvelet, éd. Stock, 270 p., 18,50 €.
Manifeste pour le vin naturel, d'Antonin Iommi-Amunategui, éd. de l'Épure, 24 p., 7 €.

 

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