En Allemagne, des youtubeurs syriens expliquent l’intégration par l’humour

En Allemagne, des youtubeurs syriens expliquent l’intégration par l’humour

Dans leurs vidéos drôles et leurs sketchs, de jeunes Syriens installés en Allemagne s’adressent à leurs semblables mais aussi aux Allemands, pour leur apprendre le vivre-ensemble. Rencontre.

Par Jacques Pezet
· Publié le · Mis à jour le
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(De Berlin) Début janvier, le ministère de l’Intérieur allemand a annoncé que son logiciel de répartition sur le territoire avait enregistré près d’1,1 million de demandeurs d’asile venus majoritairement de Syrie (428 468), d’Afghanistan (154 046 ) et d’Irak (121 662), tout en admettant la possibilité de doublons. Une fois que leurs demandes d’asile seront traitées puis validées, ces réfugiés auront pour mission de s’intégrer.

Pour leur faciliter la tâche, de nombreuses associations et organismes allemands ont réalisé des brochures, des vidéos explicatives et même une application mobile dans différentes langues pour expliquer de façon claire le savoir-vivre en Allemagne.

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Souvent accompagnés de pictogrammes, ces manuels peuvent paraître caricaturaux aux réfugiés, qui se sentent infantilisés. Sur les réseaux sociaux, certains de ces nouveaux arrivants ont décidé de poster leurs propres astuces en vidéo pour que leurs compatriotes puissent bien commencer leurs nouvelles vies. Ils s’appellent Firas, Abdul ou Allaa et ont la particularité d’être jeunes, mais surtout de s’exprimer avec humour dans la langue de Goethe.

Des câlins sur l’Alexanderplatz

Lundi 8 février, lorsque je retrouve Firas Alshater dans les bureaux de Filmbit, la boîte de production qui lui a permis de rejoindre l’Allemagne en mai 2013, le jeune homme originaire de Homs est épuisé. Il est 17 heures et son chef Jan Heilig m’indique qu’il en est déjà à sa septième interview de la journée. Content d’apprendre que je ne travaille pas pour la télévision, le comédien syrien m’explique dans le bureau qu’il a déjà donné une soixantaine d’entretiens la semaine dernière et qu’il préférerait se remettre à bosser « parce que donner des interviews, c’est bien, mais ce n’est pas ça qui va payer [son] loyer ».

Si Firas est autant sollicité, c’est à cause d’une vidéo qu’il a postée le 28 janvier 2016, intitulée « Who are those Germans ? » (en français : « Qui sont ces Allemands ? »). Il y évoque avec humour et ironie son ancienne vie en Syrie, où il tournait des vidéos quand il n’était pas torturé ou mis en prison pour cela, les raisons qui l’ont poussé à quitter la Syrie à 23 ans et sa nouvelle vie en Allemagne.

Comme le titre l’indique, Firas essaie de comprendre qui sont ces personnes qui peuplent le pays qui l’accueille depuis deux ans et demi. Sont-elles plutôt comme les manifestants anti-migrants de Pegida ou au contraire comme les militants pro-réfugiés, fervents défenseurs de la « Willkommenskultur » (la culture de l’accueil) ?

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Firas s’est inspiré du Blind Trust Project, une expérience sociale qui invite des passants à prendre dans leur bras un musulman aux yeux bandés, en répétant la performance sur l’Alexanderplatz en plein centre de Berlin accompagné d’un panneau :

« Je suis un réfugié syrien. Je te fais confiance. Me fais-tu confiance ? Fais-moi un câlin ! »

Résultat : après de longues minutes d’attente, les Allemands le prennent finalement dans leurs bras et ne s’arrêtent plus. Souriant, le Syrien au ventre rond en tire cette conclusion :

« J’ai appris que les Allemands ont besoin d’un peu de temps mais ensuite on ne peut plus les arrêter. C’est pour ça que je pense que l’intégration aura bien lieu… un jour sûrement. »

S’intégrer, au-delà des « trucs chiants »

Difficile de savoir combien de personnes ont vu sa vidéo. Entre les 680 000 vues qu’indique son profil Facebook, les 33 000 de sa page fan, les 370 000 de sa chaîne YouTube Zukar mais aussi les téléspectateurs des journaux télévisés allemands et les nombreuses reprises sur les réseaux sociaux, Firas n’arrive pas à expliquer ce succès :

« A mon avis c’est beaucoup de chance, mais aussi parce qu’on a de l’humour. Je pense que les gens ici ont besoin d’humour. Les Allemands n’en ont pas beaucoup, je trouve. Ce n’était pas prévu mais ça a bien marché. Les gens sont devenus fous après cette vidéo. Honnêtement, je ne m’attendais pas à une telle réaction. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. »
Firas Alshater dans son bureau  Berlin
Firas Alshater dans son bureau à Berlin - Jacques Pezet/Rue89

Firas Alshater s’exprime correctement en allemand, il fait quelques fautes, emprunte parfois des mots à l’anglais, mais de manière générale il parle aussi bien, voire mieux que beaucoup d’expatriés européens installés à Berlin. Dans ses premières vidéos, il avait déjà fait le choix de faire ses sketchs en allemand. Quand je lui demande pourquoi il n’a pas préféré l’arabe, sa réponse est digne du « We Speak French » de Sébastien Chabal :

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« Je vis en Allemagne. Ici, les gens parlent l’allemand. Et pour ceux qui ne comprennent pas, il suffit de cliquer pour afficher les sous-titres en arabe, allemand, anglais et même espagnol je crois. Dans mes vidéos, je m’adresse à tous ceux qui vivent ici et qui veulent rigoler. »

Une fois que son marathon médiatique sera terminé, Firas espère bien se remettre à réaliser de nouvelles vidéos. Une deuxième, où il se moque des préjugés en utilisant des chats a déjà été diffusée le 5 février.

Il n’a pas encore de thèmes définis, même s’il sait qu’ils traiteront d’une même chose : sa vie en Allemagne et l’intégration.

« On ne sait pas vraiment ce qu’est l’intégration. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que tu es intégré, toi ? Est-ce que tous les Allemands sont intégrés ? Bien sûr, j’ai eu des cours d’intégration, où on m’a appris l’allemand ou des trucs un peu chiants comme comment trouver du travail, comment payer les impôts, mais est-ce que ça veut dire que je suis intégré ? »

« A ceux qui ont peur »

Les youtubeurs syriens en Allemagne sont un tout petit milieu. Avec Firas Alshater, les plus connus sont Abdul Abbasi et Allaa Faham qui forment le duo GLS, acronyme de German LifeStyle. Lancée en juillet 2015, leur page Facebook compte près de 47 000 fans pour une soixantaine de vidéos postées en arabe et en allemand. J’ai pu rencontrer Allaa, le plus jeune des deux vidéastes, de passage à Berlin pour rendre visite à son frère.

A l’origine, les deux jeunes Syriens ne se connaissaient pas. Abdul est né en 1994 à Alep, sa famille a fui en 2012 vers la Turquie, il a atterri en Allemagne début 2014 grâce à un visa étudiant et étudie aujourd’hui l’odontologie à Göttingen. Quant à Allaa, il est né trois ans plus tard, en 1997, il a grandi à Idleb, à une heure de la frontière turque. Sa famille a également fui la guerre civile en 2012, mais sa famille a migré en Arabie saoudite, où son père travaille comme médecin. Après l’obtention de son diplôme de fin d’études secondaires, Allaa a lui aussi obtenu un visa pour étudier en Allemagne, « parce que les universités y sont meilleures qu’en Arabie saoudite ».

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Techniquement, les deux garçons ont le statut d’étudiants étrangers, mais Allaa se considère aussi comme un réfugié car il ne peut pas retourner dans son pays. Il est arrivé à Berlin en janvier 2015 et vit désormais à Hambourg. Sa rencontre avec Abdul n’a pas vraiment eu lieu en Allemagne non plus, mais sur Internet, raconte Allaa :

« A la base, je ne connaissais pas Abdul. On était juste tous les deux dans le même groupe Facebook “Studieren in Deutschland”, qui donne des conseils en arabe pour étudier en Allemagne. Un jour, il a posté une vidéo de trente minutes, super longue et assez ennuyeuse sur comment apprendre l’allemand. Je l’ai contacté pour lui donner des conseils pour qu’il rende ça plus court et plus vivant. J’avais déjà de l’expérience parce que j’avais lancé ma chaîne YouTube Syrian Geeks avec des amis quand j’avais 16 ans. On s’est finalement rencontrés à Berlin en août 2015 et on a tourné quelques vidéos ensemble. »
Allaa Faham consulte le nombre de vues de sa dernire vido sur son smartphone
Allaa Faham consulte le nombre de vues de sa dernière vidéo sur son smartphone - Jacques Pezet/Rue89

Postée le 31 août 215, leur première vidéo commune est une interview en allemand, sous-titrée en arabe, d’Anas Alhakim, un étudiant handicapé syrien, qui étudie à l’université technique de Berlin. Ils y parlent essentiellement de l’importance d’apprendre la langue allemande pour pouvoir s’inscrire à l’université. Ils vont ensuite réaliser, chacun de leur côté, de nombreuses vidéos en arabe, où ils donnent des conseils pour apprendre la grammaire allemande, trouver des sites pour lire ou voir les informations en allemand ou encore le fonctionnement des études universitaires en Allemagne.

« On a fait ces vidéos en arabe pour s’adresser directement aux réfugiés qui veulent apprendre la langue et pour aider les étudiants dans leur démarche. On a l’impression qu’il y a une distance entre les Syriens et les Allemands et on ne veut pas faire comme les Turcs qui vivent entre eux, dans leur communauté, à côté des Allemands et qui vont dans leurs propres supermarchés. Nous, ce qu’on veut, c’est vivre ensemble avec les Allemands. »
Capture d'cran de la page German Life Style
Capture d’écran de la page German Life Style - Facebook

Avec plus de 315 000 vues, leur vidéo la plus populaire ne parle que de ce désir de vivre-ensemble. Face caméra et sur fond de piano mélancolique, Allaa Faham s’adresse dans un allemand plutôt bien construit non pas aux Syriens, ni aux Allemands accueillants, mais « à ceux qui ont peur » des réfugiés pour leur rappeler qu’aucun d’entre eux n’a quitté la Syrie par plaisir ou pour des raisons économiques.

Des blagues qui ne passent pas

Convaincus de la nécessité de dialoguer avec leurs hôtes, mais aussi de les faire rire, Abdul et Allaa se sont aussi spécialisés dans la réalisation de courts sketchs qui s’amusent des différences culturelles, comme ici sur l’hospitalité allemande et syrienne.

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wenn dein Freund dir was zum Essen anbietet - ??? ????? ????? ??? ?? Deutsche vs Syrer????? ?? ????? ??????? ??? ??? ? ?????? ?????? ??? :)Natürlich kann man ja nicht generalisieren :)#GLS Posté par German LifeStyle sur mercredi 30 décembre 2015

Puisqu’il est celui qui maîtrise le mieux la langue allemande, Abdul Abbasi est en charge des textes, qui ne sont pas relus par des natifs, tandis qu’Allaa s’occupe du montage. Comme Firas, ils doivent veiller à ce que leurs sketchs soient bien compris par tous, mais parfois l’humour ne prend pas.

Bien au contraire, il fait grincer des dents. Allaa raconte avoir reçu énormément de commentaires négatifs en arabe sur une vidéo qui paraissait pourtant bénigne pour un germanophone. Intitulée « Quand les Allemands goûtent les makdous », German LifeStyle imaginait le récit très ému d’un Allemand qui aurait goûté pour la première fois aux aubergines farcies syriennes. Pour un Allemand, il suffit de remplacer les makdous par une currywurst pour que ça puisse faire rire. Sauf qu’il s’agissait en fait d’une parodie d’un témoignage d’une convertie française sur une télévision arabe. Les musulmans n’ont pas apprécié que les deux jeunes se moquent de la religion.

Comme le résume Firas Alshater :

« Certains blagues peuvent ne pas faire rire ici, est-ce que ça veut dire qu’elles ne sont plus drôles ? C’est pareil pour la Syrie, il y a des blagues qui sont drôles ici, mais sont interdites dans notre pays. »

Comme quoi, il n’y pas que les Allemands qui n’ont pas d’humour.

Jacques Pezet
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